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« Le jour, dit-il[1], indiqué pour la décision, je dînai seul avec M. et Mme de Maurepas. Le ministre discuta devant moi les motifs de préférence. Mes réflexions lui furent contraires. » Et l’abbé cite les argumens qu’il fit valoir contre Breteuil, représentant « son ambition, la violence de son humeur et son esprit d’intrigue, » auxquels il opposa la droiture de Vergennes, l’aménité de ses manières, son désintéressement notoire. « Ces raisons, reprend-il, firent pencher M. de Maurepas pour le comte de Vergennes, et, le soir même, la décision fut prise avec le Roi. Mme de Maurepas prétend que c’est moi seul qui ai amené ce choix, car, avant dîner, son mari lui avait paru décidé pour le baron de Breteuil. »

Sans contredire à ce récit, il est permis de croire que la résolution du Roi fut inspirée aussi par des raisons plus hautes. Louis XVI, c’est un fait reconnu, avait le sens et l’intuition, héréditaires chez les Bourbons, de la politique étrangère. « Il connaissait, a-t-on dit justement, les affaires de l’Europe mieux que celles de la France[2]. » Il se méfiait d’instinct des intrigues de l’Impératrice, inconsciemment servies par la filiale déférence de la Reine, et il comprenait le danger, pour la France et pour sa maison, du « système autrichien » inauguré depuis plusieurs années, du système qui subordonnait les intérêts français aux intérêts de notre alliée. De là, son perpétuel souci de se soustraire au joug de la Cour impériale, sa fermeté constante, lorsqu’il s’agit des affaires du dehors, à résister aux instances de la Reine, si puissante au contraire lorsqu’il s’agit des affaires du dedans. De là, sa répugnance à ramener au pouvoir Choiseul et son parti. De là enfin, son penchant pour Vergennes, l’appui qu’il lui prêtera contre ses adversaires, la confiance singulière qu’il témoignera jusqu’au bout à ce bon serviteur, au point d’entretenir avec lui, à l’insu des autres ministres, une correspondance clandestine, « conservée et cachée par lui, rapporte Soulavie, dans ses petits appartemens, au-dessus de la pièce des enclumes. »

La France, dans son ensemble, applaudit à ces choix. « Les intérêts de l’Etat et des honnêtes gens, lit-on dans la Correspondance de Métra, sont confiés à des mains pures et fidèles. Ce changement, qui faisait l’objet des vœux de la nation, la confirme dans la bonne opinion qu’elle a conçue des opérations de Louis XVI. » La Reine seule demeurait boudeuse, blessée dans

  1. Journal inédit. — Passim.
  2. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution.