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répondre, s’est versé une nouvelle ration d’absinthe dans le haut verre à pied qu’il venait de vider. Après quoi il lui a déclaré, — sans que je puisse prétendre à reproduire exactement ses paroles, — que l’habitude constante des « apéritifs, » comme aussi du bon vin à tous ses repas, n’était que l’une des causes multiples à qui il devait l’étonnante fraîcheur de son corps et de son cerveau : car il attribuait ce résultat, d’une façon générale, à son habitude de ne jamais contrarier l’instinct naturel qui parlait en lui, c’est-à-dire, par exemple, de ne se coucher que quand il éprouvait l’envie de dormir, de rester au lit jusqu’au moment où il désirait se lever, en un mot de ne s’astreindre à aucune gêne, dans son régime de vie, sous prétexte de régularité ou de modération.

La réponse imprévue de ce doyen de nos vieillards nationaux s’est plusieurs fois représentée à mon souvenir, ces jours passés, pendant que je lisais la charmante et très instructive autobiographie d’un maçon anglais. Non pas que celui-ci attribuât son succès à un usage excessif, ou même tempéré, des liqueurs fortes : car, d’abord, l’excellent homme n’a guère réussi, dans sa longue vie de « prolétaire, » qu’à éviter péniblement de mourir de faim ; et toujours, d’autre part, son témoignage et le tableau qu’il nous fait de sa conduite nous prouvent qu’il ne partage à aucun degré le goût de la grande majorité de ses pareils pour le pale ale, le gin, ni le whisky. Mais précisément il soutient, en vingt endroits de son livre, que sa sobriété est l’un des motifs principaux de son impuissance à s’élever au-dessus de la condition de simple ouvrier. Et les raisons qu’il allègue à l’appui de cette assertion ne sont pas moins spécieuses, dans leur genre, que les argumens tirés jadis par le vieux peintre de l’infaillibilité de l’instinct naturel qui devrait gouverner notre façon de vivre : sans compter que, ici encore, ces raisons se trouvent sensiblement renforcées par l’autorité de l’exemple déroulé sous nos yeux. Que l’auteur du livre, en effet, ne soit point parvenu à sortir de la pauvreté, malgré sa tempérance, son économie, et son vif amour du travail, cela nous apparaît de la manière la plus évidente ; et nous sommes assez tentés de le croire quand, ensuite, il nous dit que ni les patrons, ni les contre-maîtres n’ont coutume d’encourager les vertus de col ordre, chez leurs ouvriers. « Un ouvrier sobre, appliqué, et intelligent, — assure-t-il, — est fatalement considéré par le contre-maître comme un rival possible ; et il est bien rare que le patron lui-même ne prenne pas ombrage de qualités qui risquent, tôt ou tard, de conduire l’ouvrier à souhaiter un salaire plus élevé, ou peut-être à rêver une