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de choses pires à supporter que d’avoir à rentrer chez soi, tous les soirs, et à affronter le regard muet de ses enfans, et à ne pouvoir rien dire, en s’asseyant près d’eux, parce que l’on ne rapporte rien et n’aperçoit aucune perspective de salaire pour les jours suivans. »

Ces crises « tragiques, » le vieux maçon les a victorieusement traversées, surtout par amour pour les siens, et parce que l’amour des siens pour lui l’animait du désir de lutter jusqu’au bout. Mais son récit nous révèle qu’il a trouvé encore une autre source précieuse d’encouragement et de consolation dans ce penchant naturel qui, dès l’enfance, le portait à dévorer tous les livres que le hasard lui mettait sous la main, et l’arrêtait, durant des heures, devant la musique d’un orgue de Barbarie ou d’un accordéon. A sa passion pour la musique il a dû des jouissances qui, bien souvent, lui ont fait oublier jusqu’aux pires angoisses ; et je ne sais rien de plus touchant que les dernières lignes de son livre, où il nous décrit ainsi son bonheur présent :


C’est aujourd’hui le jour de Pâques de l’année 1908, et j’écris ceci pendant que mes fils s’amusent dans la chambre voisine… Ma femme, après s’être assurée que ses petits-enfans avaient reçu leurs œufs de Pâques, s’occupe à préparer le souper. El pendant que je m’attarde à rêver sur ces lignes d’adieu, voici qu’une majestueuse mélodie m’arrive tout à coup ! C’est le thème initial de l’ouverture de Tannhäuser : un de mes fils est au piano, l’autre s’est emparé de mon violoncelle. Et les accords se succèdent, jusqu’à ce que ma femme ouvre la porte : « Allons, il est temps de s’arrêter ! » Oui, en effet, lu temps est venu de m’arrêter !


Mais plus profonde encore, et plus efficace, a été l’influence de cette passion de lecture du jeune ouvrier qui, jadis, lui faisait dépenser son premier salaire pour acheter « un Lamartine dépouillé de son dos. » Sans cesse depuis lors, par manière de distraction dans les soucis ou d’amusement dans la bonne fortune, l’ouvrier a continué de lire tous les livres qu’il pouvait se procurer ; et voici que l’idée lui est venue, au soir de sa vie, d’essayer lui-même de produire un livre, où, simplement et honnêtement, il noterait l’impression que lui ont laissée tant d’hommes et de choses rencontrés « sur la route ! » Heureuse passion, en vérité, qui certainement a dû parfois lui valoir la mauvaise humeur de ses contremaîtres, mais qui nous vaut aujourd’hui un livre charmant, un beau livre tout rempli, à la fois, de précieuses leçons morales et de très réel et durable agrément littéraire !


T. DE WYZEWA.