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Mais Berlioz entrevoyait dès lors de plus vastes projets : « J’ai dans la tête, écrivait-il à Humbert Ferrand, une symphonie descriptive de Faust qui fermente. Quand je lui donnerai la liberté, je veux qu’elle épouvante le monde musical. »

Elle vint au jour dix-sept ans plus tard, au cours d’une tournée de concerts en Autriche. « J’écrivais quand je pouvais, et où je pouvais : en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soucis divers auxquels m’obligeaient les concerts que j’avais à y donner[1]. » A Paris, l’œuvre s’achève dans le même recueillement : « toujours à l’improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple[2]. »

Des morceaux composés à vingt ans d’intervalle, et quelques-uns pour les circonstances les plus étrangères[3] ; l’excellent avec le pire ; des membres mutilés du texte mêlés à de fantasques interpolations ; point de plan, que des contrastes adroitement ménagés ; et pour toutes lois, l’effet et l’occasion. Cette partition bâtarde, ni opéra, ni symphonie, ni même oratorio, n’exprime, au hasard du caprice ou de l’intérêt du musicien, qu’un peu de l’extérieur d’un poème feuilleté à l’aventure, dont elle anéantit l’âme. Tant de fragmens, qui sont d’un artiste incomparable, s’amassent en un tout à qui manque la suite et l’unité d’une œuvre d’art.

Berlioz a eu le sentiment, exceptionnel à son époque, de la vérité de la couleur et de l’expression. Il l’a eu très vif, et il l’a violemment introduit dans son art. Mais bien qu’un sentiment tout nouveau l’inspirât, il ne s’est pas émancipé tant qu’il l’a cru des procédés de composition de son temps, ni des formes anciennes, — alors que cette vérité neuve réclamait l’invention de formes toutes neuves. Son geste audacieux, que ne contenaient ni l’éducation ni le respect des convenances, a fait craquer ces formes de toutes parts ; mais c’est la dépouille souvent mise

  1. Mémoires de Berlioz.
  2. Mémoires de Berlioz.
  3. A côté des Huit scènes composées en 1828, et simplement revues et corrigées pour prendre place dans la Damnation, on y trouve, par exemple, la marche célèbre sur le thème de Rakoczy, qui fut improvisée par Berlioz, à Vienne, en 1845, pour les concerts qu’il allait, quelques jours après, donner en Hongrie. « Pourquoi l’auteur a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ? Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois, — ajoutons : et l’effet sûr. — Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire. » (Avant-propos de la Damnation de Faust.)