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ne peut accaparer la morale, pas plus la classe prolétarienne que la classe « bourgeoise. »

Quand même la lutte en vue de la puissance et de la jouissance serait vraiment la loi de l’humanité, est-il prouvé que le triomphe final de la multitude amènera un état meilleur ? Les nouveaux vainqueurs vaudront-ils mieux que les anciens, et la nouvelle servitude sera-t-elle plus douce parce qu’elle sera la toute-puissance du nombre ? Les marxistes eux-mêmes ont sans cesse à la bouche, autant que M. Sighele ou M. G. Le Bon, l’infériorité des « foules, » de la « mentalité collective ; » comment donc la sagesse et la justice régneront-elles si la foule devient toute-puissante ? Comment les esprits inférieurs auront-ils le privilège de réaliser l’ordre supérieur ? On peut se demander si, le jour où l’autorité sera exercée non plus par la classe moyenne, mais par la masse ouvrière, dont l’éducation sera toujours et nécessairement moindre, les abus disparaîtront par enchantement, et si la « dictature du travail manuel » sera moins oppressive que la « dictature du capital. »

Le réformisme sociologique admet que la classe des prolétaires modernes, à demi affranchie dans l’ordre politique, aspire justement à l’affranchissement économique, » qu’elle prétend justement à l’indépendance, au bien-être, au plein exercice de toutes ses facultés. Tocqueville a dit : « Il est contradictoire que le peuple soit à la fois souverain et misérable. » Mais les collectivistes ajoutent sans preuve, avec Marx, que, dans le système de la propriété individuelle, la propriété est à jamais le privilège d’une minorité ; d’où ils concluent que les travailleurs ne pourront arriver tous à la propriété qu’en révolutionnant, comme dit M. Jaurès, le système même de la propriété. Les mots vagues : privilège, « révolutionner, » etc., déguisent la pétition de principe contenue dans le socialisme collectiviste et communiste. Le régime de la propriété peut évoluer socialement vers la justice ou même, avec le temps, être révolutionné de bien des manières sans pour cela aboutir au collectivisme, encore moins au communisme ; et cependant, les collectivistes et communistes parlent toujours comme si une seule solution du problème, la leur, était possible et juste. Il faut, par exemple, — si l’on en croit certains articles publiés par M. Jaurès, un idéaliste qui s’inspire trop du matérialisme de Marx, — il faut que tous les moyens de production, les usines, l’outillage, le sol deviennent la propriété de la