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rendre malheureuse à jamais, si jamais il cesse de m’aimer. Je supporterai tout, tout, excepté cela. Mais c’est mal penser de lui que d’avoir seulement une telle idée. Il m’aime tendrement, je l’aime de même et cela fait mon bonheur. Adieu, mon cher. Ayez ces sentimens, c’est mon plus grand désir. Pour moi, vous pouvez être certain que je vous aime au-delà de toute expression. Adieu, mon ami. — ELISABETH. »

Et comme si elle prévoyait que ce joli billet doux parviendra jusqu’à nous et que nous soupçonnerons qu’on le lui a dicté, elle précise, en le datant, les circonstances dans lesquelles elle l’a écrit : « Pétersbourg, samedi, ce 27 août, à huit heures du soir, moins cinq minutes, au palais de Tauride, dans la chambre de service, à la table ronde, à la droite de mon ami, à la gauche de la princesse Sophie Galitzine. » Il n’est donc pas douteux qu’elle a tiré ces déclarations de son propre fond et les a rédigées sans le secours de personne. Il en faut nécessairement conclure que, bien qu’elle n’ait pas quinze ans, elle est déjà femme par le cœur, par l’esprit et même aussi par une sorte de pressentiment de l’avenir, qui se devine entre les lignes. Du reste, elle n’a pas attendu pour le prouver que trois mois se soient écoulés depuis ses fiançailles. Au mois de janvier précédent, au lendemain des premiers aveux du grand-duc, quand elle en est encore un peu troublée, sa mère, dont la sollicitude, quoique lointaine, ne cesse de l’envelopper, lui a demandé « s’il lui plaît véritablement. » Voici sa réponse : « Oui, maman, il me plaît. Il y a quelque temps qu’il me plaisait à la folie ; mais, à présent que je commence à le connaître (non pas qu’il perde à être connu, très au contraire), mais, quand on se connaît de bien près, on remarque de petits riens, vraiment des riens où on peut dire : c’est selon les goûts et il y a quelque peu de ces riens qui ne sont pas de mon goût ; et qui ont détruit la manière excessive dont je l’aimais. Je l’aime encore beaucoup, mais d’une autre manière. Ces riens-là ne sont pas dans le caractère, car de ce côté-là sûrement, je crois qu’il n’y a rien à lui reprocher, mais dans les manières, je ne sais quoi dans l’extérieur. Je sais, chère maman, qu’il est inutile de vous prier de ne dire cela à personne, excepté mes sœurs, si vous le voulez. Je ne voudrais pas que l’on sache cela, car on pourrait s’imaginer que je ne l’aime pas et je ne voudrais pas cela pour tout au monde. Car, vraiment, je l’aime. »