Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/405

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il les choisit toutes proches de la nature, encore tout engagées dans les instincts, comme nos tragiques du XVIIe siècle les prenaient aux plus hauts rangs de la société, rois et reines, princes et princesses, affranchis, autant qu’il est possible à l’homme, des liens de la matière et du besoin, libres et en possession des richesses de la vie intérieure, des raffinemens de la vie mondaine, habiles à en jouir. C’était leur triomphe à eux de démêler ces sentimens subtils, d’en montrer le jeu compliqué dans les crises de la volonté ou de la passion. Nos romanciers s’y exercent encore, tant notre littérature a gardé son caractère intellectuel et social. Ceux mêmes qui s’attachent à des êtres simples, primitifs, — ; Pierre Loti avec son spahi, son pêcheur d’Islande, sa Rarahu, George Sand avec son Champi, sa petite Fadette, son Germain de la Mare au diable, — aiment à suivre la genèse et le progrès des sentimens, à démêler les causes, à suivre les effets. M. Rudyard Kipling ne prend guère que des incidens ou des épisodes. On a comparé son œuvre à un cinématographe. Soit ; mais il faut ajouter que ces tableaux manifestent la vie intérieure des personnages et suffisent à la manifester parce qu’elle y tient tout entière et ne les déborde pas.

C’est là peut-être que l’art de M. Rudyard Kipling atteint son plus haut point de perfection. Toutes ses qualités se trouvent réunies, concentrées et portées à leur maximum dans ces « nouvelles » où rien ne les affaiblit ni ne les dépasse. Ses perceptions sont nettes et vives, ses intuitions sûres ; il saisit du même coup d’œil la forme et la signification des êtres ou des choses, le détail et l’ensemble, l’ensemble dans un détail. Il a, dans le domaine limité où il excelle, ce don merveilleux d’un Shakspeare ou d’un Balzac, qui dispense de patience et épargne le temps : il voit et devine, plutôt qu’il n’observe. Son imagination est précise, rapide, concrète ; elle suffit à tout. Nul écrivain n’est moins « intellectuel, » et il a su trouver la matière qui convenait entre toutes à son art, dans l’Inde anglaise où s’affirment les caractères et les énergies, dans la vie indigène où s’épanouissent les instincts, les passions primitives, les sentimens éternels de l’humanité. « L’on ne peut faire quoi que ce soit, a-t-il écrit quelque part, avant d’avoir ouvert les yeux sur ce qui existe et de l’avoir contemplé. » Ouvrir les yeux sur ce qui existe, voilà en effet à peu près toute sa préparation ; il ne lui en faut pas plus pour acquérir toutes ses richesses. Et elles s’ordonnent sous sa main