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a promenés l’auteur, si c’est l’imaginaire ou le réel. Mais là n’est pas leur principale originalité ; elles ne font ainsi que triompher dans le genre en obéissant à ses lois. Le privilège de M. Kipling est sans doute d’avoir trouvé autour de lui, pour y réaliser ses visions, non pas, comme un Américain du XIXe siècle, le décor familier et le train ordinaire de notre vie, mais l’Inde impénétrable, dont la tradition est pleine de légendes et l’immensité pleine de mystères. Son art reste ainsi exempt de tout artifice ; l’invraisemblable y emprunte toute la force de la vérité, et les plus troublantes fictions nous laissent au cœur même de la vie. Dans cette œuvre d’une trame si solide, le fantastique prolonge le réalisme sans solution de continuité.


IV

Jusqu’ici, M. Rudyard Kipling s’est borné à nous représenter la vie telle que son expérience la lui livrait : la vie anglaise du dehors, avec ses comédies où il s’arrête un moment, son énergique effort qu’il admire et qu’il aime, — la vie indigène, si pittoresque, si proche de la nature et du rêve qu’il suffit à l’imagination de la prolonger un peu pour la transposer dans le fantastique et l’étrange et tirer l’horreur de sa beauté. Jamais il n’y eut harmonie plus merveilleusement préétablie entre le peintre et les sujets que son heureux destin lui met sous les yeux, jamais artiste n’exploita avec plus de bonheur une aussi riche matière. Mais si cette perception, exceptionnellement expressive et forte, nous révèle déjà des sympathies et des préférences, elle n’a rien encore d’une conception générale, d’une philosophie où s’affirme un idéal. Pour la première fois, on peut être tenté d’en chercher l’ébauche dans un roman dont beaucoup de critiques ont voulu faire une autobiographie : La lumière qui s’éteint[1]. A travers des digressions sur l’art et sur la société, qui ont un accent tout personnel, il n’est pas malaisé de reconstituer les sentimens du héros, — ou de l’auteur. D’un mot, c’est un homme de proie. Il se jette sur la vie avec une âpreté sauvage, où on démêlerait assez vite autant de naïveté que d’orgueil. Il n’a qu’une faiblesse : son amour. Maisie, la jeune fille, est incapable d’aimer. Sans talent, sans tendresse, elle a voué non pas même à la peinture,

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1892, Un Roman de Rudyard Kipling, par Th. Bentzon.