Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/411

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soumise à des lois qui prolongent celles de la nature. C’est une partie singulièrement originale et neuve, dans l’œuvre de M. Rudyard Kipling, que les histoires d’animaux. Tandis que notre La Fontaine humanisait les bêtes et nous donnait sous leur masque une comédie dont nous restions les personnages, elles gardent dans les deux Livres de la Jungle toute leur réalité ; et c’est cette réalité, — physionomie, mœurs, mouvemens et actions, — observée avec une précision prodigieuse, saisie avec une étonnante intensité, pénétrée avec une sympathie divinatrice, qui reçoit une signification humaine. Par un procédé inverse de celui du fabuliste, au lieu d’observer l’humanité et de lui donner figure de bêtes, M. Rudyard Kipling a considéré les bêtes et leur a supposé des âmes presque pareilles aux nôtres, des âmes où, par une fiction qui ne fausse rien, s’élèvent jusqu’à la conscience et à la parole les grandes forces organiques de la nature et de la vie. Ne cherchons point cette fois l’ample comédie qui reflète la vie humaine : on nous offre tout autre chose, dont nous n’avons point l’analogue et qu’il est absolument artificiel de comparer au Roman de Renart ou aux Fables, une œuvre sans précédent, une sorte d’épopée primitive, reculée non derrière nous, dans le lointain des âges, mais, si l’on peut, dire, au-dessous de nous, dans l’inexploré des formes inférieures de l’être, — la légende de la vie animale.

Tel est bien l’objet de ces contes, j’allais dire de ces poèmes : la vie animale dans sa force, sa beauté et sa signification. Elle peut donner plus d’une leçon à nos sociétés. La loi de la Jungle oppose aux codes humains sa compréhensive justice ; elle oppose à nos inquiétudes et à notre orgueil le triomphe d’un impératif contre lequel il n’y a pas de révoltes :


Or telles sont les lois de la Jungle, innombrables, — nul n’y peut faillir ;
Mais tête, sabot, hanche et bosse, la loi c’est toujours — obéir !


Ils y obéissent tous. L’ours brun, le vieux Baloo, renseigne aux petits loups, au Peuple Libre, qui la respecte et, marche toujours derrière un chef ; Hathi, l’éléphant sauvage, en est le gardien, comme Jupiter maître des destinées. Toute force, toute sagesse, vient de l’obéissance, de la soumission à cette loi. Impuissans et méprisables sont les réfractaires, ceux qui vivent en dehors, au-dessus, comme les Bandar-Log dans les branches des arbres. Ah ! combien il préfère le peuple loup, M. Rudyard