Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/416

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est passée, le pont tient encore, imposé au fleuve comme s’impose à la contrée la volonté de la race conquérante et sa domination[1].

Une telle supériorité assure tout naturellement un grand prestige. M. Rudyard Kipling nous a montré dans une bien curieuse histoire comment il peut grandir et s’idéaliser, transfigurer des souvenirs, épanouir des légendes qui divinisent, comme au temps des mythologies primitives, les énergies bienfaisantes. Un jeune officier anglais vient aux Indes comme y étaient venus avant lui son arrière-grand-père, son grand-père et son père. Le grand-père surtout, administrateur de sang-froid en temps de trouble, avait marqué son empreinte sur le pays. Il était mort jeune et la Compagnie des Indes lui avait fait élever un tombeau dans les monts des Satpuras. Son petit-fils lui ressemble d’une manière saisissante. Il ressemble aussi à son père et tandis que les officiers anglais croient revoir le colonel rajeuni, les Bhils voient en lui une réincarnation du Sahib qui les a quittés « après avoir fait d’eux des hommes. » Insensiblement et sans qu’il s’en doute, le jeune homme est enveloppé d’un réseau de légendes et ses moindres mots prennent l’autorité d’oracles. La tribu l’entoure comme un jeune dieu et il vient lui dicter ses volontés, — les volontés de l’Angleterre, — au tombeau de son ancêtre[2]

Voilà, rajeunie par un commentaire très moderne, l’antique opinion que le sort favorise les audacieux. Les héros anglais de M. Kipling ont de la chance. Oui, sans doute ; mais cela est bientôt dit, et ne signifie rien. Regardons-les d’un peu plus près. Nous ne tarderons pas à reconnaître que leur activité réussit parce qu’elle est ordonnée et précise. Comme ils ne spéculent point à perte de vue sur les fins et ne perdent pas leur temps à délibérer, ils semblent n’avoir pas voulu ce qui arrive et leur succès apparaît comme s’il était dû à la fortune. Admirable conséquence d’une organisation soutenue par tout l’inconscient de la tradition et de l’habitude ! Ce n’est pas aux Indes seulement et dans les nouvelles de M. Rudyard Kipling que l’histoire de l’Angleterre nous la présente. Fiers de ces résultats, qu’on dirait disposés providentiellement pour eux, les Anglais se plaisent dans la croyance à leur étoile. Mais ils ne donnent pas

  1. The Bridge-Builders (THE DAY’S WORK). Trad. fr. : LES BATISSEURS DE PONTS.
  2. The Tomb of His Ancestors (THE DAY’S WORK).