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n’importe quel poète de langue anglaise qui ait jamais vécu. » Il éclipse ses grands contemporains : Hardy, Meredith, Swinburne. Il est plus qu’un homme de lettres : il unit la popularité à la gloire. On l’accueille, on le fête ; il préside des banquets, il prononce des discours ; on attend de lui les oracles qui éclairent l’avenir, le geste qui montre le chemin. Cet apostolat, nous l’avons montré, ne fut pas étranger à l’évolution de son talent, et nous lui devons sans doute, au moins pour une part, le symbolisme de la troisième manière, les ouvrages où l’auteur « délivre son message. »

Mais cet évangile de l’énergie, qui réconcilie un instant toute l’Angleterre impériale dans l’admiration de sa propre grandeur, exprimait-il l’âme anglaise tout entière ? Si elle est faite surtout d’effort et de discipline, struggle and order, il n’en reste pas moins vrai que ces deux manifestations n’épuisent pas toute sa richesse ; elles résument assez bien la vie extérieure de l’Angleterre, son activité sociale : un interprète fidèle n’oubliera pas sa vie intérieure, morale et religieuse.

On dresserait un réquisitoire contre M. Kipling avec les seules réserves et protestations de ceux qui réclament pour elle. « M. Kipling n’a que la loi à la bouche, la loi de la jungle, la loi de l’armée, la loi du royaume et la loi de la pesanteur. Quant à l’esprit qui vivifie, il n’a rien à en dire[1]. » En 1892, un critique de la Quarterly étendait à l’ensemble de son œuvre le reproche que la jeune fille aux cheveux rouges, de La lumière qui s’éteint, adresse à Dick Heldar : « Tout ce que vous faites exhale une odeur de tabac et de sang. » Et il lui reproche de n’avoir fait aucune place dans son œuvre aux douces clartés lumineuses. « Si le réalisme est une éruption volcanique de boue et de cendres brûlantes, consumant le sol où elles tombent, alors les trois quarts des histoires de M. Kipling sont réalistes. Le feu y est, ce n’est pas douteux ; mais il jaillit de la boue dans l’air avec lui, et elle durcit sur le sol en lave morte. » En 1909, après The Day’s Work, Traffics and Discoveries, The Seven Seas, Puck of Pook’s Hill, il y aurait autre chose à dire. Mais on ne saurait contester que le génie de M. Rudyard Kipling ne soit riche surtout dans les notes dures, et il reste vrai que toute une partie de l’âme anglaise se chercherait en vain dans ses écrits.

  1. Critic, novembre 1898.