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Comment, en effet, l’Angleterre, je ne dis pas même de Shelley et de Tennyson, l’Angleterre mystique et rêveuse, mais celle aussi de George Eliot, de Dickens et de Meredith, pourrait-elle se plaire toujours, se plaire longtemps, à ces récits de violence et de carnage, de lutte et d’effort, de sang-froid et d’audace, à travers lesquels se déroule le spectacle des instincts déchaînés, des volontés, tendues ? M. Kipling a tenté d’élargir son talent ou de le renouveler, et je ne pense pas qu’il y ait échoué ; mais il avait trop réussi tout d’abord : on n’admet pas volontiers de changement à une manière qui s’est imposée par des chefs-d’œuvre. Quand un écrivain nous a donné quelque chose qu’il était seul à pouvoir nous donner, le reste, nous le demandons à un autre. Taine l’a dit admirablement : « En littérature comme en politique, on ne peut tout avoir. Les talens, comme les bonheurs, s’excluent. Quelque constitution qu’il choisisse, un peuple est toujours à demi malheureux ; quelque génie qu’il ait, un écrivain est toujours à demi impuissant[1]. » M. Rudyard Kipling a trop de force pour avoir beaucoup de douceur, trop de couleur pour se plaire aux nuances ; il aime trop l’action pour s’attarder au sentiment et trop la volonté pour faire leur juste part à la sensibilité et à l’intelligence. Il a vu les soldats qui font l’Empire, les fonctionnaires qui l’organisent, les colons qui l’exploitent, les indigènes qui l’habitent, les aventuriers qui le parcourent. Ce spectacle passionnant ne lui a guère laissé le loisir de regarder la vieille Angleterre, avec laquelle il avait d’ailleurs moins d’affinité, l’Angleterre des cités paisibles et des villages heureux, des manoirs et des cottages, des lectures honnêtes et des prêches dissidens. Il a présenté à l’énergie anglaise le miroir de l’art, et l’art a reflété avec une puissance incomparable cet aspect de la vie. Cherchons les autres aspects dans d’autres œuvres, que nous n’avons pas besoin de sacrifier à la sienne ; et la sienne, ne la leur sacrifions pas.

Aussi bien elle répond à un instinct profond de la race et à un moment de sa destinée. Nous avons vu. M. Rudyard Kipling devenir le héraut de l’impérialisme[2]. Il représente l’Angleterre d’expansion et de conquête, celle de l’aventure, du trafic, des entreprises ; il rajeunit et transforme en figures modernes le

  1. Histoire de la Littérature anglaise, t, V, Thackeray.
  2. Voyez la Revue du 1er mai 1901 : La littérature impérialiste : Disraeli et Rudyard Kipling, par le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé.