Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mouvement est de supposer que tout s’est assoupi, l’intelligence, la volonté, les sensations, que toutes les facultés se sont engourdies et comme stupéfiées. Et puis, habitués que sont les clairvoyans à ne rien faire sans l’aide de leurs yeux, tout naturellement il leur semble que si la vue venait à leur manquer, ils seraient aussitôt incapables de toute activité. Ils ne s’imaginent pas aisément que, privés des ressources de la vue, les aveugles trouvent en échange dans les autres sens d’autres ressources, négligées de la plupart des hommes que les largesses de la nature rendent insoucians, mais précieuses à qui sait les faire fructifier. Ils ignorent ou ils oublient que des bienfaiteurs ont inventé des procédés spéciaux, des méthodes qui permettent aux aveugles de diminuer le fossé que la cécité a creusé entre eux et les autres hommes. Pour le monde, l’aveugle reste un être singulier, étranger à la vie commune. La rencontre d’un aveugle adroit et distingué vient parfois contredire cette image sommaire ; mais bien vite elle revient, elle triomphe des expériences contraires. Il faut peut-être fréquenter longuement des aveugles pour s’en défaire tout à fait ; et, après tout, cela est naturel si l’on songe combien leurs moyens d’action diffèrent de ceux des clairvoyans. On se persuade difficilement que dans des ténèbres perpétuelles nos facultés puissent se développer en liberté.

S’il s’agissait ici d’une erreur psychologique sans conséquence, même alors il serait peut-être intéressant de la signaler. Mais elle a des conséquences graves pour la plupart des aveugles, musiciens ou accordeurs, ouvriers de tout genre, qui cherchent à gagner leur vie par leur travail. La défiance du public les paralyse. C’est donc un devoir de la dénoncer en toute occasion.


I

» A force de voir des aveugles aller et venir, on a fini par se convaincre que, dans beaucoup d’actes de la vie quotidienne, les sensations de l’ouïe, du toucher, de l’odorat, se substituant à celles de la vue dont ils sont privés, leur permettent de se passer du secours d’autrui. Il y a des aveugles à peu près dans toutes les villes. On sait qu’ils peuvent se vêtir, se conduire dans les lieux qui leur sont connus, veiller à certains détails du ménage, préparer des repas simples, enfin se livrer à des occupations très