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musiciens formés par l’Institution de Paris ne sont certainement pas inférieurs au point de vue intellectuel aux confrères qu’ils ont à fréquenter, et les ouvriers sont en général supérieurs comme culture aux ouvriers clairvoyans. Dans les conditions moyennes, le mal n’est pas grave. Assurément il devient un obstacle beaucoup plus sérieux pour ceux qui peuvent prétendre à un plus grand développement intellectuel. Pourvu qu’on se trouve dans des conditions favorables cependant, sans aucun doute les procédés qui, depuis un siècle, ont été mis à la disposition des aveugles, joints à ceux dont ils pouvaient disposer déjà auparavant, permettent d’en triompher. Même là il n’y a rien d’insurmontable.


II

Dans un article où il a parlé avec beaucoup de bienveillance de mes livres sur Montaigne, M. Victor Giraud remarquait ici même[1] qu’il pourrait être intéressant de connaître les procédés de travail dont dispose un aveugle pour se livrer aux enquêtes minutieuses que supposent de pareils travaux. Je réponds très volontiers à sa question, d’autant plus volontiers qu’elle me permettra démontrer les merveilleux services que nous pouvons tirer du procédé imaginé par Louis Braille, sa souplesse à se plier à nos besoins. Dans les lignes qui vont suivre, je suis moins en cause que Braille, car c’est Braille qui m’a permis d’agir, et qui l’a permis à d’autres comme à moi-même. Aussi bien, au point de vue de la psychologie de l’aveugle, au point de vue typhlologique, comme nous disons, l’unique intérêt que présentent mes livres sur Montaigne est de démontrer que, grâce à nos méthodes spéciales, les recherches philologiques, les travaux d’érudition ne sont pas interdits aux aveugles.

J’ai perdu la vue à quatre ans et demi. De mes premières années, il ne me reste aucun souvenir visuel qui soit net, soit parce que l’insouciante enfance ne fixe guère son attention, soit plutôt parce que, dans la nuit complète où je vis désormais, aucune impression visuelle ne peut venir réveiller des souvenirs endormis. Dans une grande Histoire sainte qu’on ouvrait devant moi, j’ai bien quelque idée d’un Abraham immolant son fils,

  1. Voyez la Revue du 1er février 1909, p. 628.