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mon cœur à mes lèvres, comme ces globules d’air qu’on voit sortir doucement et sans bruit du fond des sources transparentes et s’échapper à travers l’eau sans en agiter la surface. »

Et par parenthèse cette demi-page est admirable. Pourquoi faut-il qu’elle soit un peu gâtée à mon gré par ce dernier mot : « Ces sensations, si puissantes, seront-elles stériles ? Cette faculté si vive de s’émouvoir ne doit-elle être bonne à rien ? » Ce qui veut dire : « N’y aura-t-il donc pas moyen de mettre cette émotion en beaux vers ou de la jeter sur la toile ? Ces artistes, les plus modestes même, et c’est le cas de prononcer ce mot, ressemblent toujours un peu à Talma malade, regardant au miroir son visage creusé et disant : « Ce serait un peu beau, ces joues-là, pour jouer Tibère ! » Passons, sans y insister autrement, sur ces petites misères humaines ; mais remarquons que dans Dominique on trouve la même note : « La première fois que je le rencontrai, c’était en automne. Le hasard me le faisait rencontrer à cette époque de l’année qu’il aime le plus, dont il parle le plus souvent, peut-être parce qu’elle résume assez bien toute existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets : « Je suis un exemple, m’a-t-il dit maintes fois depuis lors, de certaines affinités malheureuses qu’on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J’ai fait l’impossible pour n’être point un mélancolique ; car rien n’est plus ridicule à tout âge et surtout au mien ; mais il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en plein sur leurs idées. Tant pis pour ceux qui sont nés dans les brouillards d’octobre ! »

Replié, concentré, « taciturne, » mélancolique, hésitant devant la vie, fatigué de vivre avant d’avoir vécu, peu communicatif, rêveur et donnant son âme à dévorer aux rêves, tel était Fromentin de seize à vingt-cinq ans (au moins), de quoi, du reste, et j’en suis témoin et il est tout naturel, il lui est toujours resté plus qu’un peu.

Cependant il se sentait artiste, dès dix-huit ans ; et particulièrement il se sentait peintre. Sans maître, il dessinait, il peignait un peu et, quoique toujours prompt à se décourager, il se sentait doué.

Or, l’histoire de sa jeunesse, c’est l’histoire d’une vocation qui est arrêtée par plusieurs obstacles, qui lutte contre eux, qui est retardée par cette lutte, qui finit par triompher et qui, satisfaite,