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Et le voilà (1842 ; vingt-deux ans) qui se demande s’il ne ferait pas bien de prendre un de ces états, barreau, magistrature, qui, tout en l’occupant et lui faisant une vie régulière, lui laisserait le temps de s’occuper d’art. « L’art comme loisir, non comme métier. » — Seulement, « le droit l’ennuie à crever, » ce qui fait bien une difficulté.

Beaucoup plus tard, et je passe les textes intermédiaires, à vingt-huit ans, il se trouve, sauf qu’il ne songe plus à la jurisprudence, exactement dans le même état d’esprit : « Cher ami, je t’écris la mort dans l’âme, et je ferais mieux de ne pas t’écrire. Je n’ai pas même la conscience distincte du déplorable état où je suis ; je sens seulement que ma tête et mon cœur ne sont qu’une douleur ; je n’exagère rien… Depuis ma dernière lettre, ma force est à bout, et je n’y tiens plus. Ce que je fais est détestable ; ce n’est pas de la démence ; ce n’est pas une erreur ; c’est l’indigence et la nullité même ; je le sens ; je le vois clairement, d’une manière impitoyable. Et cependant, même à présent, je sens en moi une intelligence si vive de toutes les beautés ! Ai-je mal dirigé mes études ? Serait-il temps de refaire mon éducation de peintre ? Est-ce faiblesse, inertie ? Est-ce le mal du pays qui me prend loin de vous ? Est-ce la tristesse et l’isolement profond de ma vie qui enfin m’accablent ? Et le temps passe, et je touche à mes vingt-huit ans. Il me reste assez de force pour écarter de ridicules et sinistres idées qui sont de vieilles connaissances et reviennent aux plus mauvais jours… »

On voit assez, sans que j’insiste et sans que je cite maint texte qui serait dans le même sens et dans le même ton, que Fromentin avait en lui un ennemi intime, avec qui il se réconciliait rarement, une sorte de censeur amer qui lui étalait ses faiblesses et une sorte de prophète de malheur qui ne lui présentait l’avenir que sous des couleurs sombres. On sait combien il y a d’artistes qui sont dans ces conditions. Même, la plupart sont ainsi, surtout ceux qui sont destinés à n’être pas « déclamateurs, » pour employer une expression dont Fromentin s’est souvent servi à l’égard de certains peintres. Le futur orateur est plein de confiance en soi et de satisfaction de lui-même et l’on n’a jamais su si c’est sa facilité d’élocution qui lui donne ce contentement ou ce contentement même qui lui donne la faculté oratoire ; et je crois qu’il y a dès deux. L’artiste, attentif, soumis à l’objet, minutieux, curieux du détail, qui a devant la nature l’attitude du moraliste