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aussi, pour ne rien omettre d’essentiel et pour être juste, même envers l’amour, que cette passion le détourna des divertissemens vulgaires ou des distractions honteuses et lui fit cette jeunesse chaste et hautaine qui est si favorable à l’éclosion du génie. Ici, nous avons affaire à un obstacle qui ne laissa pas d’être en même temps un appui, comme il arrive.

Elle ne s’appelait pas Madeleine ; mais nous lui maintiendrons ce nom sous lequel Fromentin l’a rendue immortelle. Elle était créole ; elle était nonchalante et à demi indifférente ; elle n’avait pas du tout dans la réalité le caractère que Fromentin lui a donné dans le roman ; elle était très belle ; elle avait trois ans de plus que Fromentin ; elle était sa voisine de campagne ; dès l’âge de seize ans, Fromentin l’adora. Elle en fut très touchée, très émue ; mais elle se maria avec un autre. Fromentin, sans doute après quelque temps donné à la colère, resta son ami. Ils se voyaient, le mari étant très souvent absent, de longues heures, toujours, paraît-il, en compagnie d’une tierce personne, amie de Madeleine. Cette passion et, notez-le, le caractère tout particulier de cette passion, exaspéra la nervosité naturelle de Fromentin, excitée déjà, comme nous l’avons vu, par d’autres causes. Ceci n’est pas hypothèse de notre part. Les amis, les parens de Fromentin s’en aperçurent et le constatent encore pour nous. Beltremieux, son plus intime compagnon, lui écrivait le 13 juin 1841 : « Voilà quatre ans que tu es miné par cette si jolie, mais si triste passion. Charles (frère d’Eugène) me disait qu’auparavant ton caractère, tes habitudes, tout en toi était autre et que le changement avait été si complet qu’à son retour de Paris, aux premières vacances, il s’était tout de suite aperçu que tu étais sous l’empire de quelque amour dont il ne tarda pas à tout savoir. Tu ne t’appartiens plus. Sans parler de la tyrannie de cette passion [elle-même], tu es tiré en tous sens par tes regrets, tes remords, tes hésitations continuelles. Cet amour, si charmant d’abord, est devenu plein de trouble. Es-tu heureux ? Es-tu autre chose pour cette femme aimée qu’un enfant continuellement grondé, tyrannisé par mille exigences, aimé, j’ose le dire, moins pour lui peut-être que pour elle par elle-même ? Et cette femme a-t-elle tout le cœur qu’il faudrait pour te payer de tes ennuis ?… Etc. — Tiberge. »

Les amours de Fromentin n’en continuèrent pas moins, traversés de voyages, d’absences, mais non jamais, ce semble, de