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L’an dernier, à un congrès de Berlin, le seul homme de l’Europe, sans doute, qui sait être également éloquent en quatre ou cinq langues, le comte Albert Apponyi, prononçait, en allemand, un panégyrique de la robuste et vaste langue allemande en même temps que de l’universel génie germanique. A Budapest, le même comte Albert Apponyi, comme chef de parti ou comme ministre de l’Instruction publique, est un de ces patriotes hongrois qui, depuis des années, travaillent à émanciper la Hongrie de la domination de la langue et de la culture allemandes. Et entre la conduite du ministre hongrois aux bords du Danube et son discours aux bords de la Sprée, s’il y a contraste, on ne saurait dire qu’il y a contradiction. Plus les Magyars sentent l’ascendant de la langue allemande, la vigueur et la puissance de la culture allemande, plus ils en redoutent les envahissemens. Si défians qu’ils soient des influences, étrangères, les Hongrois les plus passionnés pour leur langue n’en sont pas assez infatués pour se persuader qu’elle peut suffire à tout, et qu’ils n’ont que faire d’autres idiomes. Ils ont trop de peine à la faire apprendre de leurs sujets slaves ou roumains pour espérer lui ouvrir l’Europe. Ils se réjouissent, quand une université de l’Occident accorde à la langue et à la littérature magyares une place dans son enseignement, ainsi que l’a fait, en ces dernières années, la Sorbonne ; mais ils sentent qu’en dehors de leurs étroites frontières, une pareille étude ne convient guère qu’aux érudits. Pour demeurer en relation avec l’Europe et avec le monde, il leur faut un autre instrument, une langue d’un usage moins local. Autrefois, ils avaient le latin, resté longtemps la langue officielle du gouvernement et de la loi, le latin sorte de passe-partout universel qui ouvrait toutes les portes et tous les sanctuaires. Aujourd’hui, ils ont bien sous la main, l’allemand, la langue de leurs associés de l’Ouest, celle que Vienne a longtemps voulu leur imposer ; mais l’allemand a beau se présenter à eux comme la Weltsprache, ils gardent contre lui d’anciennes défiances et de justes rancunes. Ils ont eu trop de mal à s’affranchir de son joug pour lui tendre, d’eux-mêmes, de nouveau, le col. Loin d’être enclins à se courber sous sa suprématie, ils cherchent à s’en libérer. S’ils sentent, entre eux et l’Europe, le besoin d’un interprète, ils préfèrent une langue qui, au lieu d’un instrument de vasselage, puisse être pour eux un agent d’émancipation.