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pour pouvoir apprécier la position unique et sans pareille occupée par l’aventure de Jeanne dans l’histoire tout entière. Mais il n’en reste pas moins que cette aventure, ainsi que l’a écrit M. Siméon Luce, constitue « l’épisode le plus merveilleux » de la vie historique française. Elle a été la réalisation idéale, et cependant absolument réelle, de deux nobles efforts humains vers la perfection.

Car, d’abord, la paysanne lorraine nous apparaît comme la fleur de la Chevalerie : vaillante et douce, pleine de courtoisie, d’ardeur guerrière, et de loyauté. Après elle, poètes et auteurs de romans se sont plu à dessiner la figure de la « Dame Chevalière ; » mais jamais Spenser, Arioste, ni Shakspeare n’ont pu en créer un type aussi pur que celui-là, ni aussi complet. En second lieu, Jeanne a été la fille la plus parfaite de son Église. Les sacremens de celle-ci lui étaient vraiment le Pain de la Vie ; sa conscience, grâce à un usage fréquent de la confession, demeurait candide et parfumée comme les lys du paradis. Et le destin tragique a voulu que cette Fleur de Chevalerie mourût au service de la chevalerie française, qui l’avait abandonnée ; qu’elle mourût par la chevalerie anglaise, qui honteusement s’est emparée d’elle pour la détruire ; et enfin que l’instrument de cette mort de la plus fidèle des chrétiennes fût la « science céleste » de prêtres haineux, qui s’intitulaient impudemment « l’Église. »

La chevalerie expirante, la « science céleste » ont vu venir à elles un idéal vivant de chevalerie et de foi : et elles l’ont anéanti… Elle venait avec un génie et une grâce qui seront l’étonnement du monde à travers les siècles. Elle a délivré une nation ; elle a accompli des œuvres que tout son temps a estimées miraculeuses, et qui continuent à nous sembler telles : et pourtant, même dans son pays, même à présent, sa gloire trouve des historiens pour la contester !

Essayons de nous figurer la nature de la tâche que Jeanne s’est proposée lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant ignorante, et la portée de la victoire qu’elle a inaugurée, n’étant encore qu’une jeune paysanne de dix-sept ans. Elle avait à guérir « la grande pitié qui était au royaume de France, » — pitié qui était causée, extérieurement, par l’oppression d’un maître étranger dans la capitale et d’un pouvoir étranger dans toute la partie du royaume au nord de la Loire ; intérieurement, par la rivalité sanglante entre le duc de Bourgogne et le dauphin déshérité, Charles VII, par une génération de trahisons et de boucheries, par des guerres qui n’étaient que des spéculations commerciales organisées, ayant pour objet le pillage et la rançon… Suivant l’opinion de la plupart des observateurs contemporains, français et étrangers, à la date de 1428, le roi légitime était fatalement condamné à s’exiler ou à mendier son pain, et la France à se voir effacée de la liste des nations… Réunir la France, l’affranchir et la restaurer, en cela consistait la tâche de Jeanne.

Car il ne faut pas que nous nous laissions tromper par l’idée que, au XVe siècle, le patriotisme national n’existait pas encore, et que le mot de France n’avait pas encore le pouvoir de toucher les cœurs. Ce mot avait déjà un tel pouvoir enchanté dès le temps où les Paladins de Charlemagne, dans la Chanson de Roland, pleuraient au souvenir de la « douce France. » Sans cesse nous le rencontrons sur les lèvres et dans les lettres de la Pucelle,