Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

essentielles de l’art militaire : à savoir, de concentrer rapidement, de frapper vivement et aux points principaux, de dédaigner les vaines « escarmouches et vaillances, » de combattre avec une invincible ténacité de propos[1]. A quoi l’on peut répondre que la compréhension de ces secrets a été, pour Jeanne, affaire du cœur plutôt que de la tête, affaire de courage plutôt que de science. Il est possible : mais nous verrons, en tout cas, que Jeanne pouvait décliner une bataille aussi bien que l’offrir, et cela dans un moment de crise où les capitaines professionnels auraient probablement risqué de perdre les fruits de la victoire, en acceptant la provocation de l’ennemi. Et puis, si l’on admet que les succès de Jeanne ont été dus à son cœur plus qu’à sa tête, c’est précisément de cœur, de courage, de confiance, que la France avait besoin. Une série de victoires anglaises, aboutissant au pitoyable échec des Français dans leur effort du 12 février 1429 pour délivrer Orléans, avaient privé le royaume de ces attributs moraux que la Pucelle leur a redonnés.

Elle possédait ce qui nous apparaît unanimement comme l’intuition du génie chez un Napoléon ou un Marlborough. A la différence des généraux qui l’accompagnaient, elle devinait l’humeur de l’ennemi, prévoyait la conduite qu’il allait tenir. Elle savait que, à Orléans, les Anglais ne prendraient point l’offensive, estimant exactement leur « moral » de l’heure présente. Les chefs français auraient dû l’estimer aussi, au spectacle de la manière dont les Anglais leur permettaient d’entrer dans Orléans : mais le fait est que Dunois, selon son propre aveu, n’a pas su tirer la conclusion que la Pucelle a tirée, et a manqué de l’héroïque confiance qui était en elle.

Elle puisait cette confiance dans sa foi parfaite aux admonitions de ses « voix : » mais enfin, pour ce qui est de la conduite militaire, en stratégie et en tactique, ses adversaires eux-mêmes étaient contraints à reconnaître qu’elle avait raison. Ainsi il en allait d’elle en toutes choses. « Simple et ignorante » elle paraissait à beaucoup de ceux qui la connaissaient. Mais quel que fût le problème qui se posât devant elle, tout de suite elle le résolvait, tout de suite elle adoptait la manière d’agir qui convenait à la situation. Elle affrontait bravement les docteurs et les clercs ; elle animait les soldats comme plus tard Napoléon ; d’après l’exigence du moment, elle parlait et agissait en capitaine, en clerc, ou bien en « grande dame de par le monde. »

Ne pas admettre tout cela, à son sujet, c’est se refuser à reconnaître les faits incontestables de son histoire. Dans une crise des destinées nationales de la France, l’heure est venue, et l’héroïne. Pareillement, dans d’autres crises, sont venus les héros, Cromwell ou Napoléon, et personne ne conteste leur génie, non plus que l’opportunité de leur apparition. Mais, en présence de Jeanne d’Arc, petite fille ignorante de dix-sept ans, notre sa gesse humaine est tentée de vouloir mettre en doute l’heureuse alliance du génie avec l’opportunité, et de se mettre en quête d’explications pouvant atténuer l’incroyable prodige.

  1. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er mars 1898, l’intéressant article du général Dragomirof sur les Étapes de Jeanne d’Arc.