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n’en font aucun cas, et c’est une recommandation auprès de lui que de le mépriser souverainement[1] ? Quelque rudesse de langage, ou même un peu d’insolence, pouvait bien, de sa part, n’être qu’une suprême habileté et la meilleure manière de flatter des gens lassés des plates flatteries. Puis, quoi qu’on dise, nous aurons toujours peine à croire qu’il fût à l’hôtel Vaudreuil ce qu’il était dans l’intimité de Mirabeau, qu’il exprimât chez son patron les mêmes idées que chez l’autre, avec la même énergie, qu’il ne fût pas obligé d’acheter par des condescendances le droit à certaines boutades et de se taire souvent pour avoir la liberté de parler quelquefois.

Mais un jour devait venir où les questions se poseraient avec une netteté qui ne permettrait plus à l’équivoque de se prolonger davantage. De grands événemens s’annonçaient. C’était partout une fermentation des esprits. On ne parlait que de réformes politiques. Les assemblées provinciales étaient réunies ; il était question des États généraux. « Le procès allait s’ouvrir entre 24 millions d’hommes et 700 000 privilégiés[2]. » Il fallait prendre parti. Necker, alors ministre, convoquait une seconde Assemblée des notables pour déterminer la composition des États. À propos des discussions sur le doublement du Tiers, Vaudreuil pria Chamfort d’écrire quelque « badinage » qui jetât le ridicule sur les partisans du peuple. Cette demande, à elle seule, prouverait que Chamfort, malgré sa franchise affectée, n’allait point, dans ses conversations antérieures, jusqu’à découvrir à son noble ami le vrai fond de ses sentimens. Autrement, une pareille méprise se fût-elle produite ? Mais, cette fois, il dit sa pensée et donna nettement à entendre que la proposition était indiscrète. « Il me serait impossible de faire un ouvrage plaisant sur un sujet aussi sérieux que celui dont il s’agit. Ce n’est pas le moment de prendre les crayons de Swift ou de Rabelais, lorsque nous touchons peut-être à des désastres. » Nous avons la lettre par laquelle il répondit à Vaudreuil[3] ; elle est affectueuse encore, mais décisive. Le lien venait de se rompre. On était en décembre 1788. Six mois plus tard, le 16 juillet 1789, Vaudreuil quittait Paris avec le Comte d’Artois : tous deux émigraient.

  1. Éd. Auguis, I, p. 378.
  2. Ibid., V, p. 294.
  3. Ibid., V, p. 293.