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semble pas à celui d’une certaine autre. La chute de l’Empire romain, le changement des dynasties, à plus forte raison la politique de tel ou tel monarque, ont eu sur l’état social de leur temps une répercussion cent fois moindre que telle évolution rurale, industrielle ou financière. L’abolition du servage, l’invention des armes à feu, celle de l’imprimerie, la baisse du taux de l’intérêt au xvie siècle, la crue de la population au xviiie et la création des prairies artificielles ont eu, pour les diverses classes de la nation, des résultats effectifs incomparablement plus grands, et, par suite, plus dignes d’examen que toutes les contentions et les faits divers des souverains et de leur entourage, à l’intérieur ou à l’extérieur.

L’histoire, ainsi comprise et envisagée, exigerait à coup sûr une pénétration plus intime des âmes d’autrefois, une recherche plus longue et plus minutieuse de la vie journalière des humbles, plongés dans une ombre épaisse que les documens officiels n’éclairent nullement. Les témoins à interroger et à confronter sont par milliers.

Cette histoire pourrait être, je crois, aussi « littéraire » que toute autre ; puisqu’il n’y a pas, quoi qu’on en dise, de genre proprement « littéraire. » — La géométrie devient telle si Pascal tient la plume, ou l’histoire naturelle quand Buffon en est l’auteur, et la métaphysique lorsque Sully Prudhomme la capte dans ses vers ; aussi bien les genres d’imagination pure cessent-ils d’être « littéraires » lorsque la comédie n’est qu’une pochade, le romancier qu’un feuilletoniste et la poésie digne seulement du mirliton. — Mais peut-être que l’histoire anti-romanesque dont je souhaite l’avènement tentera peu les auteurs futurs, parce qu’ils consentiront difficilement à se passer de l’attrait du « récit » dramatique qui porte le narrateur sans effort, en même temps qu’il passionne le public. Si les générations nouvelles récrivent perpétuellement la vieille histoire, c’est que seule jusqu’ici elle a su plaire.

Nous sommes ainsi faits que l’aventure bruyante d’un seul personnage nous intéresse beaucoup plus que les vicissitudes silencieuses d’un peuple. Celles-là pourtant sont plus évocatrices d’idées, plus fécondes en conclusions et, comme elles sont d’ailleurs moins connues, quelques lecteurs braveront, j’espère, l’aridité de cette portion d’histoire pour nous suivre dans les ténèbres de l’évolution des dépenses privées.