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éclairés par ses paroles et par ses actes. Laissant inachevée la lecture d’un chapitre de Huxley ou de Herbert Spencer, il quittait ses amis de Cambridge pour retourner vers ses amis de Whittingehame. Le jour où il atteignit sa majorité légale, il fut intronisé, — le mot est de son oncle, le marquis, — comme un jeune souverain. Et, dès le lendemain, il s’appliquait à remplir ses nouveaux devoirs : il étudiait toutes les questions qui se rapportent à l’administration d’un grand domaine, décidait l’érection de divers groupes de cottages sur un plan moderne et projetait des améliorations de toute sorte dont les tenanciers devaient profiter encore plus que le propriétaire. Il faisait des conférences aux paysans, leur lisait, en les commentant à sa façon, les chefs-d’œuvre littéraires qu’il les jugeait capables de comprendre. Après quoi, il retournait à Cambridge et, enfermé dans son petit appartement de Trinity Collège, rouvrait ses livres et reprenait ses rêveries philosophiques au point où il les avait laissées.

J’ai appelé une « crise » cette existence ainsi partagée, mais elle fut bien différente, chez M. Balfour, de ce qu’elle a été souvent chez des esprits passionnés d’une autre race. On se rappelle peut-être en quels termes émus et solennels Jouffroy raconte l’orageuse nuit au cours de laquelle, dans son étroite chambre de l’Ecole normale, il dit un adieu éternel aux croyances de sa jeunesse. Ce morceau a fait dire à Taine que Jouffroy, c’était Manfred conseiller d’Etat et haut titulaire de l’Université. Rien de tel chez M. Balfour. Il est impossible d’assigner une date précise à cette crise qui couvre bien des années, qui croît et décroît lentement et n’a d’autre manifestation extérieure qu’une sorte de dégoût d’agir et de découragement ironique qui est, d’ailleurs, l’attitude favorite de beaucoup d’étudians des vieilles universités. Mais cette attitude était plus marquée chez lui que chez tout autre et elle persista longtemps après qu’il eut quitté Cambridge en 1870. Il était en chemin de mener l’existence d’un curieux, d’un dilettante, à côté et en marge de la vie, ne prenant rien au sérieux, sinon ses devoirs de landlord et ses aventures métaphysiques, sans parler d’un autre penchant qui aidera, peut-être, à comprendre cette nature raffinée et complexe : je veux dire son goût pour la musique et, particulièrement, pour la musique sacrée. L’article qu’il a publié sur Haendel, en 1887, dans la Revue d’Edimbourg, fait voir qu’il avait poussé assez loin ses études sur l’histoire de la musique et sur le rôle successif des