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n’aurait-il pas éprouvé des regrets, conçu des espérances, encouragé enfin des entreprises qui devaient lui restituer, sinon la totalité, au moins la plus grande partie de son pouvoir perdu ? Au surplus, il suffisait que le Sultan vécût et qu’il continuât d’habiter Yldiz-Kiosk pour que tous ceux qui, après avoir profité des abus de l’ancien régime, avaient été brusquement sevrés de ses avantages et profits, tournassent vers lui leurs pensées. Et de quel côté il tournait lui-même les siennes, on peut le deviner. Comment les Jeunes-Turcs n’ont-ils pas prévu cet avenir inévitable au moment de leur triomphe du mois de juillet dernier ? Comment n’ont-ils pas pris des dispositions efficaces pour en conjurer la menace ? Tout leur était facile. L’enthousiasme qu’ils avaient provoqué était général et sans mesure. Ils pouvaient tout faire alors, moins encore peut-être à cause des espérances qu’ils avaient suscitées que de la délivrance qu’ils venaient d’opérer comme par enchantement. Depuis trente ans tout le monde, dans l’Empire, vivait sous la terreur, et la terreur à la fois la plus basse et la plus lourde, celle de la police secrète ; on craignait de se montrer, de parler, de respirer trop haut ; littéralement on étouffait. Le Sultan, d’ailleurs, ne tremblait pas moins que les autres : il éprouvait la terreur qu’il inspirait. Aussi lorsque, au milieu du silence général, un officier a eu l’audace de crier le mot de liberté et lorsqu’on a vu qu’il n’était pas supprimé sur-le-champ, l’explosion a été formidable. Contre qui était-elle dirigée ? On ne le savait pas ; on n’y avait pas pensé ; le ressort trop comprimé s’était violemment détendu, beaucoup plus, semblait-il, en vertu d’une loi mécanique que d’une loi morale. Mais si le parti jeune-turc l’avait alors désigné au ressentiment du peuple, l’auteur de tant de maux aurait disparu sous la véhémence du flot, sans que personne eût eu le temps matériel de le secourir ; et ce résultat une fois acquis aurait eu tant d’excuses qu’il aurait été définitif. Les choses se sont passées autrement. Les Jeunes-Turcs, soit par générosité, soit par un calcul que l’événement a déjoué, ont entouré le Sultan de respect ; ils lui ont procuré des ovations à travers Constantinople ; ils l’ont presque élevé sur le pavois, comme pour montrer à tout le monde qu’ils n’y avaient pas touché, — et cela a fait faire des réflexions à quelques Vieux-Turcs.

Il est arrivé depuis une chose inévitable : le gouvernement nouveau a fait naître des déceptions, a provoqué des mécontentemens. Ce qu’il y avait eu de merveilleux dans la révolution de juillet avait fortement frappé les esprits, surtout les esprits simples et naïfs qui sont si nombreux dans la foule. Que ne pouvait-on pas attendre