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mon cher collègue… » Le Bœuf ne le laisse pas achever et l’écarté du geste : « Laissez-moi ! » et la figure empourprée, les yeux enflammés, il entre dans le salon où je l’avais précédé, s’approche de Pietri et de Bachon et leur dit : « Le rappel des réserves est repoussé par huit voix contre quatre. C’est une honte, il ne me reste plus qu’à donner ma démission, je serai l’homme le plus populaire de France. On trahit l’Empereur, » et, me montrant : « Voilà l’homme qui le trahit. » Il parlait si haut que Bachon lui dit : « Prenez garde, M. Ollivier va vous entendre. » Mes collègues ont souvent réprouvé cette sortie du maréchal ; je ne me suis pas joint à eux. L’émotion de se sentir rejeté tout à coup, sans avoir été prévenu, sous l’effroyable responsabilité dont il se croyait délivré, explique ces mouvemens désordonnés d’une âme militaire.

La nouvelle de notre résolution pacifique s’était répandue dans le salon où l’Impératrice et sa suite nous attendaient pour le déjeuner. Ce fut à qui nous tournerait le dos ou nous ferait la moue. A table, l’Empereur avait à sa droite le Prince impérial, à sa gauche l’Impératrice. J’étais à gauche de l’Impératrice : elle affecta de ne pas m’adresser la parole, et quand je la provoquai à la conversation, elle me répondit à peine, à mots saccadés, saisit un de mes propos sur la renonciation pour se moquer du « père Antoine » et finit par me tourner le dos. A peine fut-elle polie lorsque nous prîmes congé.

De Saint-Cloud nous nous rendîmes à la Chambre où nous attendait, sous une forme plus agressive, le mécontentement de la Cour. On sentait courir sur les bancs le frémissement sourd et intense, présage des séances passionnées. Dans la salle des conférences, Gambetta, le visage enflammé, aborde Mitchell, le prend par son vêtement et lui dit d’un ton irrité : « Votre satisfaction est scélérate. » Un officier provoque le courageux journaliste en l’accusant de lâcheté. Quand la situation d’un ministre paraît forte, c’est à qui l’abordera, lui serrera la main, lui sourira, en obtiendra un mot ; lorsqu’elle s’affaiblit, c’est à qui l’évitera ; on se borne à le saluer de loin, d’un imperceptible mouvement de tête ; vers lui ne se risquent que quelques fidèles, inquiets et interrogatifs. Ce jour-là, on ne nous saluait que de loin, on passait à côté de nous, sans s’arrêter, d’un pas pressé, et ceux qui ne s’écartaient pas nous serraient la main avec un air de condoléance.