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négociation, n’acculait pas la France à la nécessité de la guerre. Les deux généraux, à cette lecture, furent atterrés au point d’oublier de boire et de manger. Bismarck lut et relut le document, puis se retournant tout à coup vers Moltke : « Avons-nous intérêt à retarder le conflit ? — Nous avons tout avantage à le précipiter, répondit Moltke. Quand même tout d’abord nous ne serions pas assez forts pour protéger la rive gauche du Rhin, notre rapidité à entrer en campagne serait bien vite supérieure à celle de la France. » Bismarck alors se lève, se place devant une petite table et arrange ainsi le télégramme d’Abeken : « Quand la nouvelle de la renonciation du prince héréditaire de Hohenzollern fut communiquée par le gouvernement espagnol au gouvernement français, l’ambassadeur français demanda à Sa Majesté le Roi, à Ems, de l’autoriser à télégraphier à Paris que Sa Majesté s’engagerait pour le temps à venir à ne jamais plus donner son consentement, si les Hohenzollern revenaient à leur candidature. Là-dessus Sa Majesté refusa de recevoir de nouveau l’ambassadeur français et envoya l’aide de camp de service lui dire que Sa Majesté n’avait rien de plus à lui communiquer. »

Ce texte est la falsification[1] d’un texte qui lui-même était déjà falsifié. La falsification d’Abeken, quelque grave qu’elle ait été, conservait encore quelque pudeur ; elle laissait entrevoir qu’entre la demande de Benedetti et le refus du Roi il y avait eu un échange de pourparlers ; Bismarck en supprime toute trace : il fait disparaître l’argumentation du Roi, avec Benedetti à la promenade des Sources, l’annonce faite à l’ambassadeur d’une lettre des Hohenzollern, l’envoi de l’adjudant pour informer de l’arrivée de cette lettre ; il ne reste qu’une demande et un refus brutal sans transition, sans explication, sans discussion. La dépêche embrouillée d’Abeken devient âpre, stridente, coupante, arrogante el, selon l’expression heureuse de Nigra, d’un rude laconisme. L’obus envoyé d’Ems n’avait qu’une mèche destinée à éclater sans effet, en fusée, Bismarck l’arme d’une mèche excellente qui le fera retentir en tonnerre dès qu’il aura touché le sol.

La manipulation de Bismarck se fût-elle réduite à ces suppressions et à cette concentration de la forme, l’accusation d’avoir falsifié le texte d’Abeken serait pleinement justifiée. Il a

  1. Falsification, Dictionnaire de l’Académie : Altérer avec l’intention de tromper : « J’ai pris soin de ne pas falsifier le sens d’un passage. » (Pascal. Provinciales.)