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nos paquebots, sur nos vaisseaux de guerre, qui ne soit, en même temps qu’un désastre pour la beauté des lignes et des couleurs, le jour, une source de beautés nouvelles, la nuit.

En même temps, il se trouve que la nuit joue dans le monde moderne un rôle infiniment plus auguste que dans le monde ancien. Elle n’était guère autrefois que l’heure du sommeil, du crime ou du bal, à peine parfois celle du voyage, et les seuls yeux ouverts sur elle étaient les yeux des gens de plaisir et des oisifs. Elle est devenue, dans une infinité d’industries, l’heure aussi du travail ; pour tous les voyageurs, l’heure de la route. On a essayé de tout faire travailler, la nuit, même les plantes. Enfin, dans la guerre moderne, on escompte, afin d’atténuer l’effet des armes à trop longue portée, la complicité de l’ombre. Quand nous voyons, dans les expositions, ces énormes réflecteurs braqués comme des mortiers sur le ciel, il ne faut point nous fier à leur apparence débonnaire. Ces rayons blêmes, qui tournent nonchalamment, seront les regards de l’armée pour l’assaut de nuit ; ces fines voies lactées seront des chemins ouverts aux obus. Il y a une correspondance singulière, quoique tout à fait fortuite, entre ces nécessités de la vie moderne et sa moderne beauté. En s’y attachant, l’art éveillera donc tout un monde nouveau, non seulement de sensations, mais d’idées.

On en a bien vu, déjà, quelques exemples. Dès 1842, sur le récit qu’on lui en fit, Turner peignit un saisissant effet de lumière artificielle dans ses Funérailles en mer du peintre David Wilkie. Plus tard, Holman Hunt, frappé par les illuminations de la fête du prince de Galles, à Londres, le 10 mars 1863, peignit les têtes de la foule sur le pont de Londres, éclaboussées par les feux de Bengale. Enfin dans l’ombre de ses Nocturnes on voit, plus d’une fois Whistler, dilapider l’or des fusées. Mais ce qui n’était jadis, dans le paysage nocturne, qu’une exception, à l’occasion d’une fête, devient aujourd’hui un trait normal et caractéristique. Il est peu de rivage, sur nos côtes, qui ne soit ponctué du diamant ou du saphir d’un phare. Il est peu de lacs, dans l’Europe centrale, dont le contour ne soit dessiné, après le coucher du soleil, par une mince ligne de feux. Et, dans les montagnes habitées, comme celles de la Suisse, ou bien dans les villes bâties en amphithéâtre, comme sur les côtes de la Riviera ou de l’Italie les lumières suspendues en grappes, tandis qu’elles en révèlent les présences innombrables d’êtres inconnus, ajoutent à la poésie