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question. C’est d’abord M. E. W. Fischer qui, ayant eu communication des manuscrits soigneusement conservés et classés, les analysait dans une piquante étude sur Flaubert inédit[1]. Puis M. Louis Bertrand publiait intégralement la seconde rédaction de la Tentation de saint Antoine[2]. Enfin M. René Descharmes consacre à Flaubert avant 1857[3]un livre savamment documenté et auquel on ne saurait reprocher que l’énormité de ses dimensions. Mais ce sont celles qu’affectent maintenant toutes les thèses de doctorat. On me dit que la Sorbonne elle-même proteste. Avant de se mettre à Madame Bovary, Flaubert, sans livrer encore une ligne à l’impression, avait eu le temps de fournir une carrière d’écrivain, de pousser jusqu’au bout le développement d’un principe littéraire, et d’en changer. En quoi consiste donc cette première manière ? En quoi diffère-t-elle de celle à laquelle s’est arrêté Flaubert ; et dans quelle mesure s’y continue-t-elle ? « Comment, après avoir écrit à dix-huit ans un roman aussi personnel, aussi imprégné de lyrisme que les Mémoires d’un fou, Flaubert en est-il venu à la manière objective et à la forme naturaliste de Madame Bovary ? » Telle est la question que s’est proposée M. Descharmes et, que nous examinerons avec lui.

Ce qui frappe d’abord chez Flaubert, c’est la précocité de sa vocation littéraire. Lui qui, à trente-cinq ans, hésitait à publier son premier livre, il avait, écolier, porté dans sa tête enfantine toute une bibliothèque de projets. Il avait dix ans quand il écrivait à son ami Ernest Chevalier : « Je ferai des romans que j’ai dans la tête qui sont la belle Andalouse, le Bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le Curieux impertinent, le Mari prudent[4]. » Il en a treize quand il déclare que la littérature est l’unique remède qu’il ait trouvé à son incurable ennui, à son dégoût universel. « Si je n’avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au XVe siècle, je serais totalement dégoûté de la vie, et il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie[5]. » Cela est de 1834. En voilà un qui n’a pas attendu pour maudire la vie ! C’est déjà le thème auquel Flaubert reviendra sans cesse dans ses

  1. E. W. Fischer, Études sur Flaubert inédit, 1 vol. in-16. Julius Zeitler, Leipsig.
  2. Gustave Flaubert, La première tentation de saint Antoine, œuvre inédite, publiée par M. Louis Bertrand.
  3. René Descharmes, Flaubert, sa vie, son caractère, ses idées, avant 1857, 1 vol. in-8o, Ferroud.
  4. Flaubert : Correspondance, 4 février 1831.
  5. Correspondance, 29 août 1834.