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tous les élémens en possession de le séduire. Pour être bien sûr d’échapper à son époque et à son pays, il s’était enfui vers le IVe siècle de l’ère chrétienne. Il avait pu tout à l’aise se griser de couleurs et de sons. Il avait mêlé le sérieux et le grotesque. Et une fois de plus, il avait fait de la littérature subjective. Ce trait est celui que s’appliquent à mettre en lumière les nouveaux exégètes de la première Tentation. M. Fischer, par exemple, établit entre saint Antoine et Gustave Flaubert un exact parallélisme. Antoine est un saint, et on ne peut dire que Flaubert en ait jamais été un ; du moins est-il curieux de mysticisme et l’a-t-on vu à plusieurs reprises recommencer l’analyse de cette tendance. Comme saint Antoine s’est consacré tout entier à son idéal ascétique, Flaubert lui aussi est un ascète, qui vit isolé du monde, et enfermé dans son rêve d’art. L’ascète que nous dépeint Flaubert est un rêveur, un visionnaire ; la seule occupation pratique de sa vie est de faire des corbeilles et des nattes. Flaubert enchaîne des mots et tresse des phrases ; sa vie est une existence de pensées, de rêves et d’imaginations ; un attrait irrésistible l’entraîne à la rêverie et il a une antipathie profonde pour l’action. Des deux côtés excès de l’activité fantaisiste et imaginative. Et ne sait-on pas que, comme le saint lui-même, Flaubert était sujet aux hallucinations ? Ajoutez que, dans cette première rédaction, Flaubert avait introduit un morceau : le chant des poètes et des baladins, où il exposait ce qui était alors sa poétique : « Nous avons des couronnes de papier peint, des sabres de bois, du clinquant sur nos habits… Les faux diamans brillent mieux que les vrais. » Cette poétique, qui égale le clinquant à la vérité, est celle même du romantisme.

Flaubert était enchanté de son œuvre. On en a une preuve excellente : l’occasion s’étant présentée pour lui de faire ce voyage en Orient, tant rêvé, il retarda le départ jusqu’à l’achèvement de son travail. Le dernier point mis à la ligne, il convoqua Du Camp et Bouilhet : alors se déroula la scène contée dans les Souvenirs de Du Camp. « Si vous ne poussez pas des hurlemens d’enthousiasme, avait déclaré Flaubert à ses amis, c’est que rien n’est capable de vous émouvoir. » Et il commença de moduler, chanter, psalmodier ses phrases. Cela dura trente-deux heures. Les deux arbitres n’étaient pas émus : ils étaient consternés. Ils crurent de leur devoir de s’exprimer en toute franchise : il fallait jeter le manuscrit au feu, et s’attaquer à un autre sujet. Le grand défaut d’après eux, c’est que n’étant pas limité par un sujet précis, Flaubert avait pu laisser à son lyrisme un libre cours. C’était vague, diffus, boursouflé. Ils concluaient : « Du moment que tu as une invincible tendance au lyrisme, il faut choisir un sujet