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rarement, car M. Cottu ne dissimulait pas le peu de plaisir qu’il avait à le recevoir. Ces visites donnaient quelquefois lieu à des incidens pénibles. C’est ainsi que Lamennais se rencontra un jour avec l’évêque de Versailles. Fort troublé de cette rencontre, il demanda que son nom ne fût pas prononcé à l’évêque, et, durant tout le temps que dura la visite de celui-ci, il demeura dans un coin, la tête enfoncée dans le collet de sa redingote, sans ouvrir la bouche. Plus souvent, Mme Cottu l’allait voir à Paris. Avec tristesse elle remarquait que tous les signes extérieurs qui auraient pu rappeler l’ancienne vocation de Lamennais avaient disparu. Plus de crucifix, plus de prie-Dieu. Sur la cheminée, une statue de la Vierge avait été remplacée par une statuette en bronze de la Liberté, avec cette inscription sur le socle :


Liberté, liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs.


« Quelle madone ! » disait en revenant Mme Cottu à son mari. Elle se désolait aussi en constatant que Lamennais avait renoncé non seulement à la soutane, mais aux vêtemens de couleurs sombres, et qu’il portait un pantalon de nanking avec des bas blancs. Un jour enfin eut lieu entre eux une conversation suprême, dont Mme Cottu, en rentrant chez elle, écrivit le récit, toute vibrante encore de l’émotion que cette conversation lui avait causée. Plutôt que de résumer ce récit, je crois devoir le reproduire en entier, car il est à la fois curieux et pathétique.


J’ai passé plus de deux heures avec M. de Lamennais. Il a abordé franchement avec moi les questions qui jusqu’ici avaient été entre nous un sujet de gêne. Je ne sais quels flots de conversation nous ont jeté sur cet écueil ; mais enfin nous nous y sommes trouvés conduits, sans que j’eusse formé aucun dessein de l’y amener. En m’ouvrant son cœur, il m’a montré un abîme profond, une cavité aussi vaste qu’avait été vaste dans cette grande intelligence la pensée de Dieu qui l’avait remplie.

Il m’a exprimé une sorte d’horreur pour l’état ecclésiastique. « Je n’ai jamais été si heureux, m’a-t-il dit, que depuis que je suis sorti de tout cela. » J’ai pris le courage de lui répliquer : « C’est pourtant dans la plénitude de votre raison et de votre volonté que vous êtes entré dans tout cela. » — Il m’a fait répéter deux fois cette objection si simple, comme s’il ne la saisissait pas bien, et, évidemment, parce qu’elle le laissait à court de réponse ; puisqu’il m’a répondu avec embarras et en balbutiant : « J’avais eu de grands chagrins, auxquels je cherchais une consolation. » Hélas ! la douleur n’est-elle pas en ce monde l’état normal de notre cœur ? Et n’est-ce