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ses sentimens. Il lui dut une vague tristesse qui s’étendait comme un voile sur toutes ses pensées ; un dédain, une répugnance de tout ce qui passe, y compris la vie, qui lui fut toujours pesante ; un besoin de s’élancer au-delà des bornes du temps, et d’arriver où il cesse d’être.

À ces dispositions, que l’on pourrait supposer farouches, se mêlaient une vive expansion de cœur, un suave amour de l’enfance, et si naïf qu’il n’avait point de condescendance en partageant ses jeux : il s’amusait réellement et sans effort avec elle. Les plus enfantins passe-temps excitaient sa gaieté et lui arrachaient de petits éclats de rire aigus qui n’appartiennent guère qu’à l’âge le plus tendre.

Les mêmes contrastes s’associaient dans l’organisation physique de M. de Lamennais. Bien qu’il fût de toute petite taille, maigre, pâle, de la plus frêle apparence, fatigué habituellement par une toux sèche et convulsive, sujet à des spasmes nerveux qui allaient jusqu’à la défaillance au choc d’émotions pénibles, sa débile enveloppe offrait aussi des indices de résistance. Une ardeur infatigable à la marche, un appétit robuste, exempt de toute recherche ; un organe mâle, bien que peu sonore ; une énergie dans l’expression de son regard ombragé, adouci par de longs cils, qu’eussent envié les plus jeunes, accusaient la vitalité latente qui a soutenu jusqu’à une vieillesse avancée une existence dont la durée paraissait si précaire.

M. de Lamennais a été personnellement peu connu des hommes et les a peu connus. Par choix, par délicatesse de santé, il aimait la solitude. Enfoui dans une vieille robe de chambre bien chaude, rapiécée, voire même trouée (vraie Basse-Bretonne ! ), plongé dans son grand fauteuil, dans ses livres, dans ses papiers, au coin d’un feu qu’il tisonnait, c’est ainsi qu’il passait ses meilleures journées. Quelquefois, assis, courbé devant son bureau, il laissait sa plume immobile entre ses doigts. Il avait le travail difficile parce qu’il était difficile sur le travail. Sa vigoureuse pensée s’agitait longtemps en lui, avant qu’il réussît, selon son gré, à l’enfanter telle qu’il l’avait conçue.

La vie du monde lui a toujours été antipathique et étrangère. Il se dérobait aux empressemens dont sa célébrité le rendait l’objet. Ses amitiés furent trop intimes pour être nombreuses. Ses relations se bornèrent à des rapports littéraires et politiques et à ceux qui naissent inévitablement des choses accidentelles.

Confiant, comme le sont d’ordinaire les natures franches et droites, M. de Lamennais fut bien souvent trompé et détrompé ; mais l’expérience ne l’éclairait qu’un à un. Il continuait de promener çà et là sa bonne foi, et d’éprouver, à chaque mécompte, toute l’indignation d’une première surprise.

Cet homme, dont la pensée creusait à une si grande profondeur et s’élevait à de si hautes sommités, marchait sur la terre avec la plus candide ignorance pratique de ses pièges et s’y laissait prendre sans cesse. De tous les mauvais penchans qu’il fallait bien rencontrer en chemin, l’avarice et la duplicité lui étaient à particulier dégoût. Il aurait peut-être été moins éloigné de pardonner un crime qu’un vice.

Oui, sans doute, ce grand et noble esprit a erré ! Oui, ses convictions ont été changeantes et extrêmes ; mais toujours passionnées, toujours sincères !