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de femme. « La moitié de la ville croit que je suis un homme ! » disait-elle un jour, après une série ininterrompue de succès dans des rôles masculins. Et les gens de Dublin la nommèrent, seule femme qui ait jamais connu pareil honneur, président du Beefsteak Club… De ce côté, ce masque nous la révèle assez bien. Cette belle Irlandaise qui acceptait tous les rôles, tentait tous les personnages, commençait la vie enfant, balancée dans un panier par une danseuse de corde raide, et la terminait sur la scène, en jouant le rôle de Rosalinde, dans As you like it, n’a pas trouvé, en sa vie, un instant pour s’imaginer soi-même un personnage distinct. Peinte par Reynolds, par Hogarth, par Mercier, par Wilson, par Van Loo, la Woffington a joué tant de rôles qu’on ne démêlera jamais si, parallèlement à tous ceux qui lui furent imposés par les auteurs, parfois par le génie, elle en joua un dicté par son propre cœur.

Enfin, plus actrice qu’aucune professionnelle de la scène, et plus semeuse d’illusions d’optique, Emma Lyon, dite Mme Hart, devenue plus tard Lady Hamilton, avait mille masques : elle n’avait pas un visage. Cette fille de forgeron, que Nelson mourant léguait à la nation anglaise, pour les services qu’elle avait, disait-il, rendus au pays ; cette petite bonne trottant de place en place, mère avant dix-sept ans, ramassée dans le ruisseau par un charlatan pour figurer, en des poses plastiques, la déesse de l’hygiène, quelques années après ambassadrice, l’intime amie de la reine de Naples, saluée par les canons de l’escadre anglaise et par la population d’Ischia à genoux sur son passage pour sa ressemblance avec la madone de l’église, cette reine des cœurs fêtée à la cour d’Autriche comme à Versailles, régnant, selon le mot d’un amiral, sur les forces maritimes anglaises dans la Méditerranée, — et qui finit, emprisonnée pour dettes à Temple Bar, puis dans la misère à Calais, en 1815, entre les bras d’un officier à demi-solde, traverse l’Europe de la Révolution et de l’Empire avec une destinée de femme aussi extraordinaire que la destinée parallèle de Napoléon. Enigme multiple, aux attitudes merveilleusement diverses et toujours parfaites, elle a intrigué le monde entier et distrait les plus graves regards des horreurs de la Révolution. Les romanciers et les femmes qui veulent, à toute force, trouver dans toute femme une âme ou une parcelle d’âme, et, pour l’honneur du féminisme, préfèrent en trouver une diabolique ou perverse que de n’en pas trouver du tout,