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grandeur d’un peuple est faite non pas de liberté, mais de force brutale, de puissance ou de richesse, que tout bonheur se trouve dans les fonctions publiques, les emplois d’émargeurs, les uniformes et les décorations. Conscience, devoir, dignité humaine, indépendance de caractère, esprit de sacrifice : absurdes chimères ! pensa toujours Napoléon. Et depuis plus d’un siècle, le virus moral qu’il nous inocula est passé dans notre être. En vain, les Royautés, les Empires et les Républiques ont pu se succéder dans un pays où tout lasse et tout casse, — l’âme que ce corrupteur façonna pour nos pères est demeurée notre âme ; nos vaines révolutions n’ont guère été qu’une âpre curée de places : hélas, un peuple esclave de ses convoitises ne connaîtra jamais la liberté !

Déçu par le Sénat, Bonaparte s’était donc adressé au maître des sénats : la Nation souveraine. Dans une séance agitée, son Conseil d’Etat avait ainsi libellé cet appel : « Le peuple français sera consulté sur la question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ?… » La doctrine du plébiscite, dogme de la volonté nationale, allait devenir le « droit divin » des Bonaparte.

Aussitôt, des courriers extraordinaires partirent pour les départemens ; on placarda partout des affiches ; au roulement des tambours, bourgeois et paysans furent invités à se donner un dictateur. Dans les hôtels de préfectures, les quartiers généraux, les palais de justice, les mairies, les casernes, les études de notaires, on déposa des registres destines à recevoir les vœux de servitude : une vive agitation s’épandit sur la France affolée… Lui, pourtant, restait calme ; il travaillait. Retiré à la Malmaison, il poursuivait le cours de son inlassable labeur, recevant ses ministres, méditant ses décrets, dictant ses décisions, superbe de hautaine tranquillité ; certain toutefois de la victoire. Jamais plus féconde besogne n’avait encore été produite par cette ambition surhumaine. Dans ses projets, d’ailleurs, la « pourpre consulaire » devait se transformer bientôt en pourpre impériale. Tout en jouant sa comédie d’indifférence, il préparait la tragédie grandiose qui, de péripéties en catastrophes, de Notre-Dame à Austerlitz, de Wagram à Moscou, Leipsick, l’île d’Elbe et Waterloo, amena l’Homme de la destinée sur le piédestal de Sainte-Hélène, au martyre, à l’expiation, à l’apothéose… Génie destructeur dans la guerre, et génie fondateur dans la paix ; génie par la pensée créatrice et l’exécution impeccable, Bonaparte