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nous aurions possédé un document historique d’une valeur indiscutable. Or, en y regardant de près, M. J. Bédier s’est aperçu que le poème ne traduit pas du tout les mœurs du Xe siècle, que les données n’en conviennent pas plus à ce siècle-là qu’au XIIe siècle, que les personnages sont tout mélodramatiques et romanesques, qu’ils n’ont pu avoir dans la réalité, ni l’âge, ni le nom, ni la parenté attribués par le poème. On dirait simplement qu’un lecteur qui ne savait rien de l’histoire a recueilli dans des annales quelques signes fournissant les traits essentiels du roman. La légende s’est formée autour de l’église Saint-Geri de Cambrai, près du sanctuaire de ce saint souvent invoqué dans le poème, près de la colline avoisinant la ville, théâtre des exploits imaginés par les jongleurs. Les chanoines du chapitre de Saint-Geri conservaient pieusement la tombe de deux nobles personnages nommés Raoul ; ils avaient dans leurs archives des chartes attestant que la comtesse Aalais leur donnait ses biens à condition qu’ils prieraient pour son fils. Peut-être n’en savaient-ils pas plus, quand l’un d’eux découvrit dans les Annales de Flodoard, ou dans quelque document d’église, qu’un certain Raoul avait envahi le Vermandois et péri tragiquement. À tort ou à raison ils ont reconnu dans ce guerrier le héros dont ils possédaient la tombe et un commencement de légende a pu se constituer. Bientôt d’autres abbayes du voisinage, celles d’Origny et d’Homblières, s’apercevant qu’elles avaient elles-mêmes des liens avec Raoul, contribuèrent sans doute à embellir le roman. Quant aux jongleurs, ils durent se prêter d’autant plus volontiers à écouter les renseignemens donnés par les religieux, qu’une fête célèbre des environs de Cambrai attirait tous les ans beaucoup de monde : ils avaient dans ces solennités un rôle profitable et traditionnel, et ils prospéraient puisqu’on sait qu’ils étaient réunis en une confrérie riche et puissante. Légende d’abbaye et légende de poète ne font qu’une, et Raoul n’aurait pas été chanté si l’abbaye de Saint-Geri n’avait conservé sa mémoire.

Mêmes raisonnemens et mêmes explications pour la légende d’Ogier de Danemark. La révolte d’Ogier contre Charlemagne est le sujet d’un beau poème composé au début du XIIe siècle ; c’est un superbe conte de vendetta où l’on voit Ogier chercher à se venger de Charlemagne parce que Charlot, fils de l’Empereur, a tué le fils d’Ogier. Rien n’est historique de cette aventure, si ce n’est l’existence d’un guerrier nommé Autcharius,