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Elle semblait pâle, incertaine,
Tremblante et pourtant sans effroi,
Écouter une voix lointaine :
Et c’était toi.

Sur le vieux pont, toujours le même,
Deux amans ont pris rendez-vous :
Il lui dit, elle croit qu’il l’aime.
Ce n’est plus nous !


Ce qu’il y a d’amusant, c’est que la dernière stance a deux sens possibles, et que tous deux sont très beaux. Elle peut signifier qu’elle et lui ne viennent plus au vieux pont et sont remplacés par d’autres (« Oui d’autres à leur tour viendront, couples sans tache… ») Elle peut signifier qu’elle et lui viennent encore au vieux pont, se disent encore qu’ils s’aiment, le croient encore à peu près ; mais que « ce n’est plus cela ; » et que lui n’est plus lui et qu’elle n’est plus elle : « Ce n’est plus nous. » Vous l’entendrez comme vous voudrez. L’auteur l’a peut-être fait exprès. Dessein ou inadvertance, le résultat est très piquant.

Vous vous rappelez les admirables vers philosophiques de Sully Prudhomme sur l’Habitude :


L’habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison ;
C’est une ancienne ménagère
Qui s’intronise en la maison…


M. Angellier a sur cette ancienne ménagère des idées originales qu’il exprime avec une subtilité sûre et une exactitude ingénieuse :


La tranquille habitude aux mains silencieuses
Panse, de jour en jour, nos plus grandes blessures ;
Elle met sur nos cœurs ses bandelettes sûres
Et leur verse sans fin ses huiles oublieuses ;

Les plus nobles chagrins, qui voudraient se défendre,
Désireux de durer pour l’amour qu’ils contiennent,
Sentent le besoin cher et dont ils s’entretiennent,
Devenir, malgré eux, moins farouche et plus tendre.

Et, chaque jour, les mains endormeuses et douces,
Les insensibles mains de la lente habitude,
Resserrent un peu plus l’étrange quiétude
Où le mal assoupi se soumet et s’émousse.