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imaginaient communément qu’il y avait, derrière les bienfaits du Roi et les mesures prises par l’intendant, quelque piège tendu à leur ignorance ou quelque machination peu rassurante pour leur liberté. L’aumône elle-même leur parut donc suspecte, et quand, un jour, les bureaux de l’intendance s’adressèrent aux curés des paroisses pour avoir l’état des familles nécessiteuses et chargées d’enfans, auxquelles on comptait distribuer le « riz économique, » voici le singulier avertissement que reçut, entre autres, de M. Bugnet, subdélégué à Murat, M. Lambert, premier commis de Montyon : « Au nom de Dieu, monsieur, n’envoyez plus de circulaire aux curés de nos montagnes. J’ai été obligé d’y en joindre une de mon côté, pour chacun de ces échappés de la tribu de Lévi ; ils m’ont inondé de lettres : et pourquoi cela ? On leur a persuadé qu’on voulait envoyer toutes les familles les plus nécessiteuses à la Cayenne ; ils l’ont dit aux laboureurs ; et les plus éloignés d’eux sont encore dans cette erreur, parce qu’il ne m’a pas été possible de les détromper, étant séparé par des montagnes de neige. »

Ceux qui étaient détrompés ne tardèrent pas d’ailleurs à trouver insuffisans et dérisoires ces secours en nature, qu’il fallait venir chercher à la ville, et transporter, par de mauvais chemins, jusqu’au lieu de leur consommation. Des troubles éclatèrent ; le 21 mars 1770, M. de Montluc, subdélégué à Saint-Flour, mande « qu’un convoi de blé a été attaqué sur la grand’route : les sacs ont été éventrés ; la jument aussi. » Le 24 avril suivant, M. Pages de Vixouses écrit d’Aurillac : « Il est venu nombre de femmes, chez moi, ce matin, me demander du riz ; Je leur ai répondu que je ne pouvais pas disposer du riz de cette façon, qu’il fallait y mettre une règle. Il y en a qui ont crié qu’il fallait aller trouver M. l’Intendant, d’autres que c’était l’aumône du diable ; je conviens, monsieur, que les pauvres sont en souffrance, mais il faut convenir aussi qu’ils sont bien insolens. »

Enfin, quelques accaparemens s’étant produits, leur nombre et leur importance prirent dans l’imagination populaire de formidables proportions ; on crut voir partout des organisateurs de famine ; à Ussel, le 26 mars, un certain Natali Chaumeix fut attaqué par la foule et lapidé en place publique, parce qu’il voulait emporter, hors du pays, quarante setiers de blé régulièrement acheté ; dans le même moment, un citoyen anonyme dénonçait à l’intendant d’Auvergne « ces infâmes greniers inaccessibles