Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


IV

Trois pièces de théâtre, deux éloges académiques, voilà ce qui, avec la centaine de pages des Maximes et Pensées, compose toute l’œuvre véritable de Chamfort. Les cinq volumes que l’éditeur Auguis a présentés au public en 1824, ont été grossis avec des articles du Mercure assez peu intéressans. Au total, le bagage est mince, et, à y regarder d’un peu près, on s’aperçoit que l’importance, surtout celle des « grands » ouvrages, est petite. Il est incroyable à quel point Chamfort manque d’originalité. Tantôt il reprend un ancien sujet qu’il remet au théâtre sans le modifier ; tantôt il suit le vent qui souffle et reproduit les idées que vient d’émettre un écrivain en vogue, quand elles passionnent l’opinion. Il n’y a pas une de ses trois pièces dont le fond lui appartienne. Mustapha et Zëangir était tiré, on l’a vu, d’une pièce identique de Belin ; il tenait la Jeune Indienne d’une historiette racontée par le Spectateur anglais ; le Marchand de Smyrne avait été déjà porté sur la scène par Fuzelier dans ses Indes galantes. Quant aux Eloges, ils sont taillés sur le modèle de ceux de Thomas. Thomas avait créé le genre ; le public semblait s’y plaire ; c’était la forme adoptée : Chamfort n’y changea rien. Cependant, vers la même époque, un homme qui n’était pas, tant s’en faut, un écrivain de génie, mais qui aimait les nouveautés, essayait de donner à l’Eloge un tour plus simple et, en le rapprochant du ton de l’histoire, de le dégonfler de son insupportable enflure. C’était Guibert, l’ami de Mlle de Lespinasse. La Harpe, il est vrai, lança l’anathème contre l’audacieux. Il lui reprocha d’oublier que l’Académie donnait un prix d’éloquence et qu’elle voulait couronner un orateur[1]. Il prétend, disait-il, que sa manière est la meilleure pour louer son héros ; c’est seulement la plus commode. « Vous sentez bien qu’en suivant cette méthode on se dispense de toutes les difficultés de l’art et de tous les efforts du talent[2]. » Chamfort ne s’entendait guère avec La Harpe. Cette fois il lui donna raison et conserva fidèlement à l’Eloge son vieux cadre avec tous ses ornemens oratoires.

  1. Aussi La Harpe eut-il le prix et Guibert seulement l’accessit. Il s’agissait de l’éloge de Catinat.
  2. La Harpe, Correspondance littéraire (Paris, Migneret, 1804, 2e édit.), I, p. 246.