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Il n’avait donc aucune invention ; mais tout en n’étant pas original par le fond des choses, ne pouvait-il le devenir dans l’expression de ces idées qu’il empruntait au dehors ? Il a fait remarquer très justement que La Fontaine, dans des ouvrages dont le sujet est rarement à lui, se place, par sa façon d’écrire, parmi nos plus grands écrivains. Que vaut le style de Chamfort ? En poésie, il laisse beaucoup à désirer ; la facture des vers est toujours pénible, souvent obscure : tout le monde le reconnaît. Assurément sa prose vaut mieux ; et cependant, malgré la justesse de certaines réflexions, l’agrément même de certaines pages, elle mérite dans l’ensemble les reproches qu’on adresse à sa poésie. Trop souvent encore il lui arrive de s’encombrer d’expressions abstraites, de généralités vagues, qui sentent le mauvais style philosophique de l’époque. Jusque dans les meilleurs endroits rien ne ressort, rien ne frappe. C’est une froide correction, un coloris terne ou une absence complète de coloris. Il y manque surtout ces manières de s’exprimer qui trahissent une personnalité, l’âme même de l’auteur. En lisant ces phrases lourdes et banales, on se demande comment le même homme a pu écrire les Maximes et Pensées, où les traits sont si nets, dessinés avec tant de relief, d’où la figure d’un misanthrope se détache d’une façon si saillante. C’est évidemment qu’il les a composées dans des conditions différentes. Pour faire sortir de lui ce qui s’y trouvait, pour être lui-même, il avait besoin de l’excitation des entretiens. Rentré chez lui, seul devant sa table de travail, la plume à la main, il devenait timide et gauche, ne savait plus imaginer ni créer, perdait toute flamme et toute vie. Il travaillait, — et gâtait tout : c’est un curieux phénomène littéraire. Décidément, ses contemporains avaient raison : il était avant tout un admirable causeur, parce qu’il n’était qu’un improvisateur de beaucoup d’esprit.

Mais il aurait voulu être autre chose : un grand écrivain. Il rêvait la gloire, et, avec le bruit qu’avaient fait ses débuts, la confiance qu’il se sentait en lui-même, il ne doutait pas d’y arriver. Diderot, qui le vit alors, à l’époque de ses premiers succès, nous le dépeint comme un poète d’un visage très aimable, avec assez de talent, « les plus belles apparences de modestie et la suffisance la mieux conditionnée. » C’est, ajoute-t-il, « un petit ballon dont une piqûre d’épingle fait sortir un vent violent[1]. »

  1. Œuvres, éd. Assézat, XI, p. 374-375 (Salon de 1167).