Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’auriez-vous pas pénétré d’un regard si sûr le bariolage de l’Apparence si vous n’aviez pas été si profondément mêlé à nos vies. De cette même source a jailli sur vous l’ironie et l’humour, et cet arrière-fond de souffrances partagées leur donne une tout autre puissance que si elles étaient un simple jeu de l’intelligence. »

C’était vrai ; donc Nietzsche fut blessé. Il faut dire aussi que, si c’était vrai, on le traitait bien, aussi, un peu, en petit garçon. Enfin, après quelques marches et contremarches, on se sépara. Un peu de susceptibilité des deux côtés en fut la cause.

Peut-être autre chose ; mais ici il faut parler avec beaucoup de réserve et en doutant. Peut-être Nietzsche fut-il amoureux de Mme Wagner. Vers la fin de sa vie consciente, quand il avait ce regard vers le passé qu’à un certain âge nous avons tous et qui, partie déforme le passé, partie le révèle aux autres et à nous, il écrivit un singulier petit poème mythologique où Ariane, abandonnée par Thésée qu’elle avait sauvée du Labyrinthe, est sauvée elle-même par Dionysos, qui l’aime. Quand Nietzsche dit Dionysos, il sous-entend toujours lui-même. Il n’est pas tout à fait permis, mais il n’est pas tout à fait défendu de croire que Thésée c’est Wagner, Dionysos Nietzsche, et Ariane Gosima. D’autant qu’un des derniers billets écrits par Nietzsche, déjà délirant, l’a été à Mme Wagner et contenait ces mots : « Ariane, je t’aime. »

— Mais Nietzsche a pu aimer Mme Wagner rétrospectivement, en 1888, et ne pas l’avoir aimée en 1875.

— C’est ce que je crois ; mais il se peut aussi qu’il l’eût aimée, plus ou moins consciemment, dès 1868 et qu’en 1875, ce sentiment ait été pour quelque chose dans ses discordes avec Wagner ; on ne reste pas très longtemps l’ami d’un homme dont on est jaloux et dont la femme, quelquefois, vous traite sans douceur.

C’est après la brouille avec Wagner que Nietzsche trouva une consolation dans cette délicieuse vieille femme, Mlle de Meysenburg, qui ne comprit jamais rien à son génie, mais qui l’hébergea, à Sorrente, le câlina, le réconforta, le fit sourire, le guérit, pour un temps, physiquement et moralement ; et qu’elle soit bénie entre toutes les femmes ! Il avait quitté à cette époque, momentanément, mais il se trouva que ce fut pour ne les jamais reprendre, ses fonctions de professeur à Bâle. Il vivait modi-