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Au fond, il y avait quelque chose de commun à ces deux théories, issues de l’influence de Rousseau, dont l’une idéalisait le passé et l’autre l’avenir. C’était la foi à un âge d’or réalisé par une vie conforme à la nature. — Alors que les hommes n’étaient pas encore éloignés de la nature, l’âge d’or régnait sur la terre, — c’est le principe de Bailly. — Quand la société sera retournée à l’état de nature, l’âge d’or recommencera, — c’est la pensée de Condorcet. Et au fond de ces deux théories, on trouve la même contradiction, le même idéal contradictoire, à savoir : la combinaison impossible de la simplicité primitive et des délicatesses, des raffinemens de la civilisation.

La tête des octogénaires est hantée par des fantômes qui sont les souvenirs de leur enfance. Leurs yeux revoient de préférence les objets où s’arrêtèrent leurs premiers regards. Leurs premières joies et leurs premières douleurs sont seules en possession de faire battre ces cœurs qui ont perdu la faculté de se créer de nouvelles émotions. Et pour eux leur enfance s’embellit, se transfigure, se pare d’une grâce prestigieuse. Ils se disent qu’alors le monde allait mieux de tout point, que les printemps étaient plus doux, que les âmes étaient plus belles ; les cerises mêmes avaient une saveur plus agréable. Illusion à coup sûr qu’un poète allemand a plaisantée agréablement en nous représentant deux enfans de dix ans qui s’écrient : « Ah ! de notre temps, le café était moins cher, et l’amour moins rare. »

« Les femmes ne savent plus sourire ! » disait un vieillard qui s’était aventuré dans une salle de bal, et qui n’y avait pas retrouvé les enchantemens de ses jeunes années. On aurait pu lui répondre : Si vous préférez les sourires d’autrefois à ceux d’aujourd’hui, c’est que vous voyez les derniers avec vos yeux que les années ont affaiblis, et que vous considérez les autres avec votre imagination où votre vie s’est réfugiée. Tel est le secret de cette illusion à laquelle aucun homme n’échappe. On transfigure son enfance, et les bonheurs dont elle fut pleine, parce qu’on se représente que ces bonheurs on en jouissait alors comme on se sent capable d’en jouir en souvenir. Et cependant, la faculté même de jouir, elle est en nous l’œuvre des années. On se représente qu’enfant on joignait à la fraîcheur des premières sensations cette délicatesse de perception et cette profondeur dans les impressions que peuvent seules développer la vie et les