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romanciers considérés comme peintres de l’humanité. Rousseau vante les charmes de la vie patriarcale, mais il n’a pas transporté ses personnages dans la solitude ; il les a laissés dans un pays policé. Bernardin de Saint-Pierre ne veut pas que les hommes se mettent entre la nature et ses personnages.

Deux femmes, amenées par leurs malheurs dans une gorge écartée de montagne, se décident à y passer leurs jours. Mme de La Tour a une fille, Marguerite un fils ; ces deux enfans grandissent sous les regards de leurs mères, loin des humains, en dehors de la société dont ils ne connaissent ni les règles, ni les bienséances, ni les tyrannies que Bernardin de Saint-Pierre condamne. Leurs mères ont grand soin de les retenir dans l’ignorance qui convient aux amans de la nature. Paul n’étudie pas, nous dit l’auteur, les annales de l’humanité, ni l’histoire des esclaves et des tyrans, ni les secrets de la science des nombres. Ses occupations se bornent à planter des citronniers, des orangers et des tamarins, à trouer des sentiers dans les fourrés, à soigner ses vergers et ses rizières. Virginie lave le linge de la famille dans une fontaine ombragée de deux cocotiers : « Quelquefois, dit Bernardin, elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu’elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter les capillaires sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l’air sur une corniche comme sur un piédestal. » Ou encore elle distribue du maïs et du millet aux oiseaux ; « car voyant que ce lieu était aimé de Virginie, Paul y avait apporté des nids de toutes sortes d’oiseaux qui s’y étaient établis. »

Les plaisirs de Paul et Virginie sont le chant et la danse, ainsi que les pantomimes. Ou bien ils se créent des retraites charmantes qu’ils décorent de noms sentimentaux. Ici, c’est la Découverte de l’Amitié, rocher d’où l’on aperçoit venir de loin le seul ami qui les visite. Là se trouve La Concorde, cercle d’orangers, de bananiers et de jamroses plantés autour d’une pelouse ou ils vont danser. Plus loin, voici l’arbre des Pleurs essuyés, à l’ombre duquel Mme de La Tour et Marguerite s’étaient raconté leurs malheurs. Puis le Repos de Virginie, où, dans un enfoncement, se trouve la fontaine ombragée des deux cocotiers, plantés à la naissance des enfans et nommés l’un, l’arbre de Paul, l’autre l’arbre de Virginie, et dont les palmes s’entrelacent au-dessus du bassin qui forme, dès sa source, une petite flaque d’eau, au milieu d’un pré d’une herbe fine. « On avait