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l’esprit et le cœur, la raison et le sentiment. Celle-ci, comme nous l’avons vu, est souvent notre ouvrage, l’autre est toujours celui de la nature. Ils diffèrent si essentiellement l’un de l’autre, que si vous voulez faire disparaître l’intérêt d’un ouvrage où il y a du sentiment, vous n’avez qu’à y mettre de l’esprit. La raison produit beaucoup d’hommes d’esprit, dans les siècles prétendus policés ; et le sentiment, des hommes de génie, dans les siècles prétendus barbares. La raison varie d’âge en âge, et le sentiment est toujours le même. Les erreurs de la raison sont locales et versatiles, et les vérités de sentiment sont constantes et universelles. La raison fait le moi grec, le moi anglais, le moi turc, et le sentiment, le moi homme et le moi divin. Il faut des commentaires pour entendre aujourd’hui les livres de l’antiquité, qui sont les ouvrages de la raison, tels que ceux de la plupart des historiens et des poètes satiriques et comiques, comme Martial, Plaute, Juvénal, et même ceux du siècle passé, comme Boileau et Molière ; mais il n’en faudra jamais pour être touché des prières de Priam aux pieds d’Achille, du désespoir de Didon, des tragédies de Racine, et des fables naïves de La Fontaine. »

Voilà un raisonnement qu’il n’est pas nécessaire de réfuter. Je me contenterai de dire que, si nous sommes touchés des prières de Priam, du désespoir de Didon, des tragédies de Racine et des fables de La Fontaine, c’est que partout, dans La Fontaine comme dans Racine, dans Virgile comme dans Homère, paraît cette raison supérieure qui est le signe du génie, et que si nous avons peine aujourd’hui, malgré les incontestables beautés qui s’y trouvent, à relire jusqu’au bout Paul et Virginie, c’est que nous y reconnaissons l’ouvrage d’une sensibilité maladive et déraisonnable, à laquelle un vigoureux bon sens ne sert jamais de contrepoids.

Quoi qu’il en soit, sentir est toute la vie de Paul et Virginie Ils n’ont qu’une étude. Paul s’étudie à plaire à Virginie Virginie à plaire à Paul. Ils n’ont qu’une science. Paul sait ce qui se passe dans le cœur de Virginie, Virginie sait ce qui se passe dans le cœur de Paul. Ils n’ont qu’une occupation sérieuse : Paul aime Virginie, Virginie aime Paul. L’univers est circonscrit pour Paul dans les lieux qu’habite Virginie, et il n’y a pour lui d’air respirable que celui que respire Virginie. L’amour que Saint-Preux ressentait pour Julie exaltait son âme, excitait les