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enseigne à ses enfans. Mais c’est une grande question de savoir s’il est une religion naturelle dans le sens propre du mot ; c’est-à-dire si l’homme peut naître avec une religion toute faite, comme il naît avec des yeux et des oreilles. C’est le caractère de l’esprit humain de n’être pas naturellement ce qu’il est, mais de le devenir ; et la foi à l’invisible est une sorte de violence sacrée faite à nos sens et aux aveuglemens obstinés de notre chair. Que si Bernardin avait donné à Paul et à Virginie la religion des sauvages, il aurait dû les emmailloter dans les langes du fétichisme. Et quelle religion que le fétichisme ! N’est-ce pas plutôt le contraire de la religion ? Car le fétichisme n’est qu’une forme de la magie, et la magie est un effort de l’homme pour maîtriser les forces de la nature ; et cet effort, cette audace, sont précisément le contraire de ce sentiment de dépendance qui est à l’origine de toute religion.

Un voyageur raconte qu’il a pu étudier pendant des mois une peuplade sauvage, dans l’Amérique du Sud, sans y découvrir quoi que ce fût qui ressemblât à un culte ; jusqu’à ce qu’un jour, un orage s’étant élevé, il vit ces sauvages sortir de leurs huttes et, poussant des cris terribles, courir çà et là en donnant des coups de poing contre le vent. Voilà certainement un culte étrange que Bernardin de Saint-Pierre eût rougi d’enseigner au fils de Marguerite. Quant aux religions qui méritent ce nom, les religions qui ont été celles de grands peuples, qui ont joué un rôle important dans l’histoire, qui ont su obliger de vastes communautés d’hommes à célébrer ensemble des actes d’adoration et à se prosterner devant les mêmes autels, ces religions n’ont point été créées par la nature, elles sont au contraire la marque d’une rupture entre l’homme et la nature, elles sont nées le jour où l’âme humaine a déchiré le voile de la nature pour chercher quelque chose derrière et au-delà. Créer un dieu, drame mystérieux, qui agite la conscience jusque dans ses profondeurs, drame qui est une tragédie, et une tragédie sanglante ; car on chercherait en vain dans le monde, de l’orient au couchant, le berceau d’un dieu qui n’ait été arrosé de larmes et de sang !

Que si la religion naturelle, telle que l’entendait Bernardin de Saint-Pierre, est une religion enseignant simplement un Dieu spirituel, architecte du monde, la Providence, l’immortalité de l’âme avec communication possible entre les vivans et les morts, cette religion n’est pas plus naturelle qu’une autre, elle