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est l’œuvre de la pensée, de la réflexion, du raisonnement. Et cette religion, ce n’est ni les palmiers, ni les bengalis qui ont pu l’enseigner à nos deux enfans des tropiques ; c’est l’auteur, l’auteur en personne qui a fait le voyage de l’Ile de France pour les instruire, et qui leur a communiqué les dogmes qu’il professait lui-même. Et encore semble-t-il s’être défié de ses propres lumières, car tout à coup, sans que rien nous y prépare, nous voyons apparaître dans la petite société naturelle un homme vêtu d’une soutane bleue, et il se trouve que cet homme est un ecclésiastique, missionnaire de l’Ile et confesseur de Mme de La Tour et de Virginie. Voilà les bizarres incohérences qui se rencontrent dans l’œuvre de Bernardin et qui en détruisent l’unité et la logique.

Aussi Paul et Virginie sont-ils perpétuellement en contradiction avec eux-mêmes, à ce point qu’il est permis de douter qu’ils aient un caractère ou que ce caractère puisse être défini. Nous savons que jamais on n’a fait à Virginie des leçons de morale, ce qui est étrange pour une fille qui a un confesseur. Mais si Virginie n’a jamais reçu d’instructions morales, si Virginie n’a pour règle de conduite que ses instincts naturels, d’où vient que subitement elle combat avec une sainte austérité sa passion pour Paul ? De tels combats conviennent mal à une simple enfant de la nature. Et que dire de sa mort, causée par un excès de pudeur où la nature assurément n’a rien à démêler ? Et de son côté, Paul réunit en sa personne des ignorances et des lumières, des simplicités et des raffinemens qui s’accordent mal ensemble.

Quand Virginie est partie pour la France, il apprend à lire et à écrire pour pouvoir entretenir avec elle une correspondance. Aussitôt le voilà qui s’occupe de rattraper le temps perdu ; il étudie la géographie, l’histoire ; surtout il lit des romans ! « Il fut tout bouleversé par la lecture de nos romans à la mode, dit l’auteur, pleins de mœurs et de maximes licencieuses ; et quand il sut que ces romans renfermaient une peinture véritable des sociétés de l’Europe, il craignit que Virginie ne vînt à s’y corrompre et à l’oublier. » Ces romans à la mode… les Liaisons dangereuses peut-être, lues à l’Ile de France par un enfant de la nature, voilà, qui est singulier. Et ces lectures profitent si bien à cet ingénu qu’il connaît en peu de temps les vices et les travers des sociétés ; et dans sa fameuse conversation avec le