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vieillard, il raisonne parfois en roué : « Au défaut d’un grand, je chercherai à plaire à un corps. J’épouserai entièrement son esprit et ses opinions ; je m’en ferai aimer. »

Et cependant, ce même enfant, quelques lignes plus loin demande au vieillard qui l’endoctrine : « Vous qui avez tant de connaissances, dites-moi si nous nous marierons. Je voudrais être savant, au moins pour connaître l’avenir. » Voilà notre petit roué redevenu simple comme un Samoyède qui consulte son chamane.

Je passe au dénouement : Virginie en revenant de France périt dans les flots, en vue des côtes, sous les yeux de sa famille éplorée et de son amant. Le romancier nous a présenté famille qui vit dans l’isolement, dans la solitude ; des âmes obscures et ignorées, c’est son mot : « Dans cette île, dit-il, où, comme dans toutes les colonies européennes, on n’est curieux que d’anecdotes malignes, leurs vertus et même leur nom étaient ignorés ; seulement, quand un passant demandait, sur le chemin des Pamplemousses, à quelques habitans de la plaine : « Qui est-ce qui demeure là-haut dans ces petites cases ? » ceux-ci répondaient, sans les connaître : « Ce sont de bonnes gens. » Pour que le dénouement fût conforme aux harmonies de l’œuvre, il aurait fallu que la mort de Virginie passât inaperçue ; que la tristesse et l’horreur de cette tragédie fût renforcée par l’indifférence générale, cette indifférence égoïste qui est un trait saillant des populations des colonies où l’esprit de négoce et de lucre règne en souverain ; que Paul creusât lui-même une fosse pour sa bien-aimée, entouré seulement des deux mères, de l’ami unique et des serviteurs de la maison, sans autres témoins que les bananiers et les palmiers agités par le vent, symbole de cette innocence ironique de la nature qui continue de vivre pendant que nous mourons, et de se réjouir au milieu de nos deuils : scène de solitude, d’abandon, de silence interrompu seulement par le murmure des vents, ou le chant des oiseaux.

Mais les Bernardin aiment les mises en scène. La mort de Virginie, de cette enfant de la solitude, est un malheur public. « Ce sont huit jeunes demoiselles des plus considérables de l’Ile, vêtues de blanc, et tenant des palmes à la main qui portent le corps de leur vertueuse compagne. Un chœur de petits enfans le suivait en chantant des hymnes ; après eux, venait tout ce que l’Ile avait de plus distingué dans ses habitans et dans son