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à étendre notre âme à tout ce qui nous entoure, à posséder l’univers par le sentiment, et à nous faire découvrir dans un coin de haie, sur un talus de fossé fleuri par le premier souffle de printemps, comme une source inépuisable de rêveries délicieuses ? Oui, sourions, si nous le voulons, des effusions sentimentales de Bernardin de Saint-Pierre ; mais que ce sourire ne se tourne pas en un rire ironique ; autrement, notre sagesse dédaigneuse, volontiers ergoteuse et dogmatique, se condamnerait elle-même en condamnant les naïvetés du cœur sensible ; car s’il est malheureux de sentir avec excès, quelle infortune serait-ce donc de ne pas sentir du tout !

Mais l’esprit humain est ainsi fait que, d’excès en excès, il arrive à la vérité. Bernardin de Saint-Pierre est si prévenu en faveur de la nature qu’elle seule lui est sacrée et qu’il ravale tout ce qui n’est pas elle. En face de l’ordre merveilleux qu’il voit éclater de toutes parts, et dans la révolution des astres et dans les lois de la végétation, dans la voûte étoilée et au sein des prairies, il détourne avec horreur les yeux du spectacle que lui offre l’humanité. La désunion, la discorde, la violence, le règne des passions brutales, l’anarchie, voilà ce qui remplit pour lui les annales de l’histoire. En face d’une marguerite des prés, emblème d’innocence et de douceur, qu’est-ce que le livre des destinées humaines, livre souillé de sang à chaque page ! Et dans son indignation il déclare que l’homme fait tache dans l’univers, que l’homme est une dissonance dans l’universel concert, qu’il est une lamentable exception à l’universelle harmonie ; et il ne craint pas d’ajouter que l’homme est la seule espèce qui ne soit pas nécessaire dans ce monde et que son existence compromet la perfection du grand ouvrage du Créateur. Ici Bernardin oublie qu’il est quelque chose qui surpasse toutes les merveilles de la nature, c’est la liberté, et que la liberté n’est rien si elle n’est aussi la liberté de faillir ; il oublie qu’il est quelque chose de supérieur à l’ordre des sphères célestes, je veux dire, les désordres de cet être pétri d’un peu de limon, mais qui a reçu du ciel le don de vouloir et de penser ; il oublie qu’il est un spectacle plus grand que les chênes des forêts et que ces soleils si sûrs de leur chemin qui ne le demandent jamais à personne, c’est un homme qui cherche sa route, qui s’égare, qui trébuche, qui tombe et qui peut-être demain se relèvera. Bernardin oublie ce qu’avait écrit Pascal.