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peuvent n’avoir que peu ou point de rapport avec tels élémens extérieurs des religions positives ; s’ensuit-il que ce soient des dispositions exclusivement morales ? Ne sont-ce pas plutôt des expressions, intellectualisées, mais très reconnaissables, du sentiment religieux ? Il existe des associations dont l’objet est proprement de cultiver la morale en soi, libérée de toute dépendance à l’égard des dogmes religieux ou des spéculations métaphysiques. Si vous assistez aux réunions de ces sociétés sans entendre la langue qui s’y parle, vous croirez être témoin d’un service religieux ; et si vous comprenez les hymnes qui s’y chantent et les discours qui s’y prononcent, vous trouverez que ce qui les distingue du langage sacré, c’est principalement que Dieu y est remplacé par l’Idéal, ou par l’Esprit, ou par le Vrai, le Beau et le Bien.

La relation historique entre la morale et la religion est obscure. A-t-elle, au surplus, la signification décisive qu’on lui attribue ? Admettons que la morale se soit réellement, comme plusieurs l’affirment, constituée en antagonisme avec la religion ? Est-ce à dire qu’elle ne puisse, quelque jour, se réunir à elle ? Les hommes s’abusent sur la portée de leurs dissentimens. Aristote était-il effectivement le négateur radical du platonisme qu’il croyait être ? L’œuvre de Victor Hugo ne pouvait-elle subsister, sans vouer à la mort celle de Racine ? Les nations, les individus, les idées sont-ils condamnés à s’entre-détruire, parce que, pour naître et se développer, ils ont commencé par s’opposer les uns aux autres ? C’est la loi : les fils, d’abord, s’élèvent contre leurs pères ; et puis, ils les continuent. La tendance actuelle de la morale, ses destinées ultérieures ne sont pas inscrites dans ses origines et son histoire.

Le préjugé suivant lequel l’avenir d’un être se peut lire dans son passé vient d’un effort de l’entendement pour réduire le dynamique au statique, la vie à la matière. Obsédé par la peur que la vie n’amène sur la scène du monde des phénomènes véritablement nouveaux, l’entendement logique imagine que dans la nature des êtres vivans est incluse, comme une entité immuable, la loi de leur entier développement. Dès lors, il suffit, en analysant la direction initiale du mouvement et une portion convenable de son cours, de déterminer la formule de cette loi, pour être à même de prédire, d’un bout à l’autre, toutes les destinées d’un être donné.