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pénétrer dans la nature intime des deux poètes, pour noter les harmonies préétablies qui les ont attirés l’un vers l’autre et unis très étroitement, ce document est, si je ne me trompe, d’un intérêt psychologique peu commun ‘et je mériterais quelques reproches du lecteur, si je me dispensais d’en mettre à sa disposition le texte même :


Suscription :
Monsieur Alfred de Vigny,
30, rue de Miromesnil, Paris.


4 avril.

J’aurais dû vous remercier aussitôt de votre charmante lettre. Je ne serais pas longtemps malade d’âme ni de corps, s’il m’en arrivait souvent de pareilles, mais qui sait écrire comme cela ? Votre billet m’a guéri.

Aujourd’hui, je me demande pourquoi, à moi pauvret, cette bonne fortune ? Auriez-vous pressenti cela que, le dernier venu entre vos amis et le seul ignoré, je comptais depuis longtemps, parmi eux, par l’affinité de la poésie[1] ? Sans doute, vous l’avez pensé et aussi qu’après avoir connu l’homme, je n’en ai pas moins aimé le poète : épreuve fort dangereuse pour tous ceux chez qui la poésie ne découle pas du fond le plus intime. Leur poésie est menteuse comme leur personne… Celui-là est poète qui non seulement a de la poésie dans son livre, mais aussi dans la vie. C’est en quoi les femmes sont d’une admirable conscience. Sans affectation et sans se faire romanesques, elles portent partout leur génie avec elles. Vous en avez un bel exemple sous les yeux. Il a fallu que cette pièce de l’Incendiaire fût bien abominable pour que je ne fusse pas voir Mme Dorval : on la dit déchirante. La charmante scène que vous m’avez peinte ! Que c’est bien de Mme Malibran ! Et qu’elle s’adressait bien à Mme Dorval ! Deux muses se donnent la main.

Que ne lui donnez-vous votre drame[2] ? On ne vous comprend pas. Et votre Vision ? La garderez-vous enfermée dans sa belle reliure, manuscrite, comme dans la boite de cèdre d’Horace ? Vous aimez le mystère.

Voici, — permettez-moi de me citer, — comment, l’autre jour, causant des poètes contemporains, je me les représentais : vous ferez les applications.

Je ne puis guère, — disais-je, — en lisant nos poètes, ne pas me reporter aux premiers jours du christianisme, d’ailleurs si admirablement peints par Sainte-Beuve[3].

C’étaient des écrivains comme saint Augustin et autres esprits de cette

  1. Le roman de Marie n’a pas encore paru ; il s’achève. Ce livre de vers, d’un sentiment délicat et nouveau, sera imprimé dans cinq mois : Alfred de Vigny connaît des parties de l’ouvrage.
  2. La Maréchale d’Ancre, que Mlle Georges jouera à l’Odéon, quelques semaines après, le 25 juin 1831.
  3. Brizeux fait allusion à la deuxième pièce des Consolations : A M. Viguier : Au temps des empereurs, » etc. Sa rêverie littéraire en dérive.