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c’est le mépris… » Mais, presque aussitôt, il ajoute : « Les parias de la société sont les poètes, les hommes d’âme et de cœur, les hommes supérieurs et honorables. Tous les pouvoirs les détestent, parce qu’ils voient en eux leurs juges, ceux qui les condamnaient avant la postérité. Ils aiment la médiocrité qui se vend bon marché, ils la craignent, parce qu’elle peut jeter sa boue ; mais ils ne craignent pas ceux qui planent comme ceux qui pataugent. — Ah ! quelle horreur que tout cela. Desperado ! »

Il faut faire, dans ces attitudes fatales, la part de la mode de ce temps-là. On se croit tenu d’être sombre, amer et irrité, de peur de paraître vulgaire. Quoi qu’il en soit, le 25 juin 1831, le théâtre de l’Odéon donne la Maréchale d’Ancre. Le succès n’en est pas très vif, mais l’œuvre est jugée belle par le public des connaisseurs, et le nom de l’auteur ne retentit pas sans honneur dans les feuilletons dramatiques. La Revue des Deux Mondes songe à publier une étude d’ensemble sur l’homme et l’écrivain. C’est à Brizeux que l’on propose de se charger de ce travail. Le dimanche 31 juillet, il adresse à Vigny un billet court, mais curieux et resté inédit. Il s’y justifie d’avoir passé deux semaines sans lui rendre visite : « Pour aller chez mes amis ou ceux qui veulent bien m’appeler ainsi, je tâche de choisir mes jours les plus gais et ceux-là deviennent de plus en plus rares. » À l’excuse mélancolique succède brusquement cette proposition :


Il s’agit de vous demander tous les fastes de votre vie. Enfant, écolier, militaire, on veut vous voir grandir et vivre jusqu’à la Maréchale d’Ancre. Votre Muse toujours à côté de vous comme un bel ange gardien. J’écrirai ces Annales poétiques. C’est au nom de la Revue que je vous fais cette impertinente requête à laquelle vous répondrez selon qu’il vous plaira. Cependant n’oubliez pas les détails familiers : j’aime à vous voir, lieutenant, allant de Strasbourg à Bordeaux, lisant tour à tour votre petite Bible et l’École de peloton et revenant à Eloa. Permettez-moi de vous dire que je vous suis bien tendrement dévoué.

A. BRIZEUX.


On connaissait, d’autre part, la lettre développée et vraiment importante qui fait réponse à ce billet. Donnée, pour la première fois, par M. Maurice Paléologue dans son livre déjà ancien sur Alfred de Vigny et reproduite dans le recueil Sakellaridès, elle constitue une sorte d’autobiographie partielle, celle que l’on retrouve, — avec des changemens d’expressions et des amplifications de détail qui n’en altèrent pas les traits essentiels, —