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de lame, quelque domaine plus intérieur encore que la conscience de l’individu. La morale, comme discipline, tire d’elle-même ses principes ; mais principe n’est pas fondement, théorie n’est pas réalité. Sur quoi se fondent les principes de la morale ? Où trouvera-t-elle les forces dont elle a besoin pour être une réalité vivante ?


III

Quelles sont, au juste, ces dispositions secrètes de l’esprit, qui lui permettent, observant le monde, d’y découvrir un rapport à la moralité, comme le savant, apportant à l’étude des phénomènes l’idée de loi naturelle, en, forme un objet proportionné à son intelligence ?

Qu’est-ce qu’affirmer le devoir ? Ce n’est pas constater la liaison invariable d’un fait avec un autre fait, ou d’un moyen avec une fin donnée. Le devoir dépasse la finalité comme le mécanisme. Il est impératif ; il dit : Fais ceci, ne fais pas cela. — Pourquoi ? — À cette question, certes, on peut donner bien des réponses plausibles. Aucune cependant n’est assez forte pour lier réellement la volonté. Un homme qui entendrait sérieusement ne se décider que d’après les données de la science positive pourrait toujours protester qu’il ne voit pas sur quoi peut bien reposer une obligation morale. Le devoir n’est pas chose de science, mais de croyance. Il implique un risque, un pari, une affirmation que ne peuvent ébranler les plus évidens démentis de l’expérience. Il implique un acte de foi.

La foi ne va pas sans un objet. Croire, c’est croire à quelque chose. L’objet de la foi morale est à la fois double et un.

La foi morale s’adresse à un idéal, que l’on a coutume de désigner par le nom de Bien. Cet idéal est étrange, car il paraît en contradiction avec les conditions de l’action dans notre monde. Le bien, selon l’ordre visible, a sa condition dans le mal. Créer, c’est détruire ; et, pour que les uns soient libres et bons, il faut, en notre monde, livré à lui-même, que les autres soient mauvais et servent. L’idéal moral est ce paradoxe énorme, que le bien peut et doit être fait avec du bien, et non avec du mal ; que la fin ne justifie pas les moyens ; que les moyens, eux aussi, sont des fins ; ou plutôt, qu’il n’y a ni moyens ni fins, mais que tous les actes ont en eux-mêmes une valeur absolue, et doivent être également bons.